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Dans la bulle d’excommunication lancée bientôt après (27 avril 1509) contre les Vénitiens, ceux-ci étaient accusés « d’unir l’habitude du loup à la férocité du lion, et d’écorcher la peau en arrachant les poils… »

Une seule bataille gagnée par les Français dans la plaine d’Agnadel (14 mai 1509) suffit pour abattre l’orgueilleuse patrie de Pisani, pour lui faire perdre du coup toutes ses conquêtes dans la péninsule et la réduire à ses canaux et à sa lagune. « Là, écrit le chroniqueur Saint-Gelais, furent vaincus une nation de gens saiges, puissans et riches et qui n’a voient oncques esté subjuguez qu’à cette fois, depuis Attila roy des Huns… » Dans son extrême détresse, la Signorie prit la sage résolution de ne pas disputer aux armées de la coalition les villes de la Romagne et de la Pouille, et de ne songer qu’au recouvrement de la Terre-ferme tombée aux mains de Louis XII et de l’empereur Maximilien. Elle voulut aussi se concilier à tout prix le principal auteur de ses maux : Sanabit qui percussit ! écrivait-elle à Jules II, que cet appel ne laissa point de toucher. La possession de la Romagne une fois assurée, le Rovere n’avait en effet aucun intérêt à la destruction de l’antique et glorieux État des doges, et bien des considérations lui recommandaient de conserver à l’Italie son grand boulevard sur l’Adriatique. « Si votre terre n’existait pas, il faudrait en créer une, » déclarait-il quelques mois plus tard à Domenico Trevisano. Il commença à se dégager lentement d’une ligue devenue importune, et entama de longues négociations avec la République pour la relever de l’interdit qui pesait sur elle. Les cardinaux français à Rome avaient beau représenter que cet interdit était stipulé par un article formel du traité de Cambrai, et que l’absolution blesserait profondément Louis XII, lui porterait le coup au cœur (dare coltello nel petto) : Jules II passa outre. « Ces Français voudraient toujours faire du pape le chapelain de leur roi, » est un des mots caractéristiques du Rovere qu’on relève dans les documens vénitiens[1]… Admirez au passage combien certaines « paroles ailées » qui ont eu une si grande vogue de nos jours, — ces aphorismes sur un État qu’il faudrait inventer s’il n’existait pas, sur le « pape-chapelain », et sur le « coup au cœur », — sont déjà de date très ancienne, de l’époque de Jules II !…

Le 21 février 1510, Rome eut le spectacle extraordinaire et grandiose d’un Canossa en pleine Renaissance. Sur le perron de la vieille basilique vaticane déjà à moitié abattue par Bramante, devant la porte de bronze de Filarete, cinq envoyés de la Signorie,

  1. Questi Francesi voleno pur ch’ io sia capellano del suo re. (Dépêche de Girolamo Donato, 19 juin 1510.)