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de l’esprit unissait encore les avantages d’une beauté remarquable[1], — ce cardinal de Pavie fut néanmoins un des hommes les plus vils, les plus rapaces et les plus cruels qu’ait portés la terre : ainsi l’affirment Paul Jove, Guichardin et tous les autres historiens du temps !… Bembo (son obligé pourtant ! ) a buriné son portrait de ces mots concis et tranchans : Vir cui nulla fides, nulla religio, nihil pudicum, nihil unquam sanctum fuit. « Si j’avais à raconter ses trahisons et scélératesses de tout genre, un volume n’y suffirait pas, » dit à son tour Paris de Grassis… Comment le Rovere a-t-il pu ignorer tout cela, ou, s’il ne l’a point ignoré, comment a-t-il pu y demeurer indifférent, lui qui ne fut jamais cruel ni méchant, et qui, malgré ses violences et ses emportemens, a presque toujours fait preuve d’une véritable élévation d’âme ?… J’avoue que c’est là pour moi une des plus cuisantes énigmes du règne de Jules II ; mais il est sûr que la fin tragique d’Alidosi fut partout accueillie avec des transports de joie et qu’on n’eut pas un mot de blâme pour son meurtrier : on n’eut que des éloges et des panégyriques. P. Jove célèbre dans des vers enflammés le jeune duc justicier : il le compare à Hercule terrassant Cacus et l’hydre ; Fausto Maddaleni déclare que jamais main plus noble n’a abattu pareil mélange de Verres et de Catilina[2] ; il n’est pas jusqu’au sec et pédantesque maître des cérémonies de la cour pontificale qui ne devienne lyrique à cet endroit : « Bone Deus ! que vos jugemens sont justes, et que de grâces nous devons vous rendre d’avoir puni le perfide traître selon son mérite ; car il convient de dire que ce supplice a été commis ou du moins permis par vous, sans la volonté de qui pas une feuille d’arbre ne remue. Encore une fois donc, grâces vous en soient rendues[3] !… »

  1. M. Eugène Müntz a voulu reconnaître un portrait d’Alidosi dans le fameux Cardinal de Raphaël, qui se trouve au musée de Madrid et y porte faussement le nom de Bibbiena (Archivio Storico dell’ arte, 1891, p. 328). Si séduisante que soit l’hypothèse, j’hésiterais cependant à l’accepter. Vasari ne fait mention que d’un portrait d’Alidosi à Imola de la main de Bagnacavallo (V. Vita di Bagnacavallo). Le cardinal de Pavie ne semble pas avoir eu de rapports avec Raphaël ; il était un partisan trop exclusif de Buonarroti.
  2. Le quatrain de Maddaleni (encore inédit), se trouve dans le recueil manuscrit de ses poésies à la Bibliothèque vaticane, n° 3419, p. 59.
    D. M. Francisci Alidoxii.
    Moribus et vita Verres, Catilina cadendo,
    Sed non pugnando fortiter, interii.
    Unum tamen misero laus est, unumque levamen :
    Non poteram dextra nobiliore perire.
  3. Avec cela, ni Paris de Grassis, ni Guichardin, ni P. Jove, ni Bembo et tutti quanti ne produisent un seul fait positif à l’appui ou à l’illustration des horreurs qu’ils reprochent au cardinal de Pavie, car sa sévérité envers la population turbulente de Bologne ne peut guère entrer ici en ligne de compte, et encore moins admettra-t-on qu’Alidosi ait été en connivence avec Trivulzio contre le pape. La jalousie contre le favori unique et omnipotent du Rovere aussi bien que le désir de plaire au duc d’Urbino, ont peut-être beaucoup contribué à noircir la mémoire d’Alidosi devant la postérité. Je crois que son procès demande encore à être révisé.