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de la Renaissance aimaient à prendre leurs sûretés. Dans l’été 1540, le petit Federico vint donc à Rome avec un nombreux domestique (notre Grossino en faisait partie) ; il logea au Belvedère auprès du pape, et rien ne fut épargné pour qu’il reçût l’éducation la plus brillante, selon les idées du temps[1]. Il ne revit ses parens qu’après la mort de Jules II.

Le Rovere prit l’enfant en grande affection. Il le fit venir à Bologne pour quelques mois, pendant la campagne de Mirandole ; Bibbiena et Molza furent alors les maîtres du jeune captif. A Rome, il l’emmenait à ses chasses, dans ses villégiatures, se faisait réciter par lui des vers pendant les repas, et jouait avec lui au trictrac (al gioco de triche trache) parfois jusqu’à trois ou quatre heures dans la nuit. Il regrettait de n’avoir pas de nièce pour la lui faire épouser plus tard. « Sa Sainteté a dit qu’elle veut que Raphaël fasse le portrait de signor Federico dans une chambre où elle est elle-même représentée en grandeur naturelle avec la barbe[2] », écrit Grossino le 16 août, la veille du jour où le pape eut son dangereux accès de lièvre. Jules II n’a jamais été un malade résigné et docile : il le fut moins que jamais pendant cette crise du mois d’août 1511, venue à la suite de tant et de si poignantes secousses. Il pestait, il jurait ; il parlait de jeter par la fenêtre médecines et médecins, « juifs, maranes et mécréans. » Il refusait obstinément toute nourriture, et se démenait avec une violence qui faisait le désespoir de son entourage. Seul le petit Federico parvenait à le calmer, à lui parler raison, à lui faire prendre un consumato « par amour pour lui et pour la madone de Lorette ». Sunt lacrymæ reritm : et la pensée s’arrête émue devant ce pontefice terribile qui, dans son extrême misère, ne croit plus qu’au sourire et ne se rend qu’aux persuasions d’un enfant de onze ans, son prisonnier, son otage !… « A Rome, mande-t-on à

  1. Éducation bien singulière pourtant !… Voyez, entre autres, la lettre de Stazio Gadio au marquis de Gonzague (11 janvier 1513. Luzio, p. 550-551) sur un souper présidé par la signora Albina, cortesana romana, et auquel assistait Federico, alors âgé de douze ans à peine…
  2. La fresque des Décrétales. Cette fresque ayant été exécutée bien après l’École d’Athènes, il ne faut chercher le portrait de Federico ni dans l’élève agenouille du groupe de Bramante (ainsi que le fait Vasari), ni dans l’enfant placé derrière Averroës (comme le pense M. Cavalcaselle). Évidemment Jules II n’a pas donné suite au propos que rapporte Grossino dans sa lettre du 16 août et dont il n’est plus question dans le reste de sa correspondance. Il est certain, au contraire, que sur la demande d’Isabelle Gonzague, Raphaël a commencé en janvier 1513 un portrait à l’huile de Federico dans le costume que celui-ci a porté lors de l’ouverture du Concile de Latran ; mais dès le 19 février (Jules II était alors à l’agonie ; il mourut le surlendemain), le peintre rendait le costume à Grossino et s’excusait de ne pas continuer le travail « n’ayant pas maintenant la tête (il cervello) à cela. » (Luzio, p. 548-9). — Il parait toutefois que Raphaël, plus tard, a achevé le portrait, et que le cadre a fait partie, au XVIIe siècle, de la collection du roi Charles Ier d’Angleterre. (V. Cavalcaselle, Raffaello, II, p. 209-211.)