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promet une forte récompense à qui portera secours aux deux malades. Un vieux Thibétain se lève ; il ramènera ses camarades, après les avoir nourris. On arrive dans un village habité par des Mishmi. On va à la provende, on s’occupe d’approvisionner M. Roux et ses hommes.

Le 16 décembre, on atteignait Bishi. On y trouve des Singphos plus aimables et plus hospitaliers que les Thais de Khampti. On s’arrête pour attendre l’arrière-garde. Qu’est devenu Roux ? Point de nouvelles. On s’inquiète, on se tourmente ; si la fièvre l’a empêché de partir, il est perdu ; hélas ! on ne peut plus rien pour lui. « Bien nous a pris d’attendre. Vers dix heures, tandis que j’écris mes notes, j’entends crier : « Louta jen ! le grand homme Roux ! » Un instant après, mon compagnon tombait dans mes bras. » Ce sont des momens qui rachètent tout, qui font tout oublier, les infranchissables rochers, les forêts où l’on s’égare, les torrens où l’on a failli se noyer, la faim, la fièvre, l’horreur des séparations, les suprêmes détresses.

On était au bout de ses peines. Hormis le pauvre vieillard mangé par les tigres, on se trouvait tous réunis, sains et saufs. Après quelques jours de marche facile en pays plat et un court trajet en pirogue, on arrivait à Sadia, premier poste anglais, où la caravane reçut de l’agent politique, M. Needham, l’accueil le plus cordial. On y arrivait à la fin de décembre ; on était parti de Mongtsé le 27 lévrier.

On ne peut douter que le métier d’explorateur, si dur qu’il soit, n’ait ses délices, car ceux qui en ont tâté se promettent d’en tâter encore. Mais il faut avoir la vocation ; il faut pouvoir dire comme le prince Henri d’Orléans : « Oh ! combien je préfère aux bonnes auberges et aux ressources des villes une belle prairie dans les montagnes, un ruisseau clair, un maigre dîner, le grand repos et la grande liberté ! » Avoir du riz à discrétion après en avoir manqué, l’abondance succédant à la disette et les détentes du corps aux cruelles lassitudes, une existence plus rapprochée de l’état de nature, les difficultés vaincues, les dangers dont on se tire, des hasards qu’on fait servir à ses desseins, le plaisir de constater ce qu’on peut et ce qu’on vaut, de faire ce que personne ne lit, de voir ce que personne ne vit jamais, l’attrait de l’inconnu et l’ivresse des découvertes, les âpres douceurs de la souffrance volontaire, une idée dont on est amoureux et à laquelle il en coûterait peu de sacrifier sa vie, ce sont là des voluptés auxquelles ne sont sensibles que les âmes fortes et tourmentées par l’inquiétude des curiosités savantes. Un Espagnol me disait qu’il est bon de se défier des hommes qui ne mettent jamais leurs pantoufles ; il faut pardonner aux explorateurs de mépriser ceux qui ne les ôtent jamais.

Malheureusement leur métier deviendra, faute de matière, de plus en plus difficile. Notre terre est, somme toute, un fort petit globe, et