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avant peu l’homme aura fait du nord au sud et du levant au couchant le tour de son jardin ; il ne lui restera qu’à le cultiver. Comme M. Le Myre de Vilers, le prince Henri pense que, « s’il y a encore bien des espaces blancs sur la carte, bien des contrées mal connues, bien des régions à étudier, l’ère des grandes explorations, des longs itinéraires tracés en pays nouveau d’une mer à l’autre est close. » Il faudra se contenter de refaire ce qui a déjà été fait, de revoir ce que d’autres ont déjà vu. On ne pourra plus dire : « Avant moi, personne ne vint ici. » Dès aujourd’hui, les explorateurs ont quelquefois le chagrin de découvrir que quelqu’un avait passé avant eux dans certains endroits perdus, et il y a dix à parier contre un que ce quelqu’un était un Anglais.

Rousseau raconte dans ses Rêveries qu’étant parti un jour pour herboriser dans une montagne du pays de Neuchâtel, de bois en bois, de terrasse en terrasse, il parvint en un réduit mystérieux et sauvage, qu’entouraient de toutes parts de noirs sapins entremêlés d’énormes hêtres, dont plusieurs, tombés de vieillesse, formaient d’impénétrables barrières. On ne voyait au-delà que des roches coupées à pic et d’horribles précipices. Il s’assit sur la mousse ; se comparant aux grands voyageurs qui découvrent une île déserte, il se disait avec complaisance : a Sans doute je suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu’ici. » Tout à coup il entendit un bruit qu’il crut reconnaître, et s’étant ouvert un passage à travers un fourré de broussailles, il s’avisa que dans une combe, à vingt pas plus loin, il y avait une manufacture de bas.

Le prince Henri et ses compagnons éprouvèrent une surprise du même genre quand, parvenus dans cette large plaine de Khampti, que traverse la branche occidentale de l’Iraouaddy, ils apprirent que le léopard britannique avait déjà étendu sa griffe sur ce fertile territoire, que le père du jeune prince qui rêvait d’avoir des bottes avait reconnu la suzeraineté anglaise. Cette nouvelle inattendue fit travailler l’imagination de l’interprète Joseph, et comme il savait mieux le latin que le français : « Inqui-jen, dit-il, prehendunt regiones valde bonas : Quand les terres sont bonnes, les Anglais les prennent. » Ils en conviennent eux-mêmes ; ces grands preneurs font gloire de leur insatiable avidité. Il leur est doux de prendre, il leur est plus doux encore de ne pas rendre ce qu’ils ont pris.


G. VALBERT.