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dommage notamment, si les futurs historiens de la société mérovingienne, s’inspirant des préceptes de M. Fustel de Coulanges, faisaient à leur tour abstraction de tout ce qu’il a écrit, et affectaient de dédaigner ses travaux ! Quand on publie un livre, c’est toujours avec l’espoir de démontrer la justesse d’une idée nouvelle. Or, à quoi bon nous donner tant de peine, si notre parole devait forcément se perdre dans le vide et se heurter à l’indifférence des gens dont l’adhésion nous est le plus précieuse, — c’est-à-dire de nos compagnons d’étude ?

La doctrine de M. Fustel sur ce point offre donc de graves inconvéniens ; mais elle n’est pas non plus sans présenter quelques avantages. Le vrai se laisse moins facilement saisir en histoire que dans toute autre science : d’abord parce que nous n’avons pas sur toutes les époques une quantité de documens suffisante, et en second lieu parce que les croyances, les sentimens, les passions de l’historien tendent souvent à l’égarer. J’ajoute qu’une vérité historique n’a presque jamais la certitude d’une loi physique : la nature morale de l’homme, surtout de l’homme social, échappe beaucoup plus à nos investigations que la matière, et personne apparemment ne s’aviserait d’attribuer à un excellent ouvrage d’histoire la même valeur dogmatique qu’à un traité de chimie. Ainsi s’explique le scepticisme de M. Fustel à l’égard de ses devanciers. Si dans cet ordre d’études on est plus particulièrement sujet à l’erreur, si, par suite, dans les meilleurs travaux d’érudition le faux se mêle perpétuellement au vrai, il importe de les soumettre à une critique minutieuse et d’examiner par soi-même dans quelle mesure ils ont pour eux l’autorité des documens. Ces travaux ne dispensent pas de recourir aux textes, car c’est par les textes que nous sommes obligés de les contrôler. Mais alors, se disait M. Fustel de Coulanges. pourquoi ne point commencer par interroger les originaux ? Puisqu’on ne peut se passer des sources, ne vaut-il pas mieux s’adresser directement à elles quand on a encore l’esprit libre et qu’on n’a pas eu le temps de se faire une opinion d’emprunt ? Ce n’est pas un bon moyen de comprendre un texte que de le lire à travers l’interprétation d’autrui. « Entre le texte et l’esprit prévenu qui le lit, il s’établit une sorte de conflit inavoué : l’esprit se refuse à saisir ce qui est contraire à son idée, et le résultat ordinaire de ce conflit n’est pas que l’esprit se rende à l’évidence du texte, mais plutôt que le texte cède, plie, s’accommode à l’opinion préconçue par l’esprit. » Un pareil danger n’est pas à craindre lorsqu’on entre en contact avec le document sans intermédiaire, et qu’on ne s’est pas habitué auparavant à le considérer sous un jour spécial. Outre qu’on en reçoit dans ce cas une