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s’affaiblira de plus en plus en même temps que mon corps. Un jour ne deviendra-t-elle pas, ce qu’était ma force à vingt-cinq ans, mon intelligence d’hier ? Ai-je été jamais libre de faire bien ou mal ? C’est encore une question tourmentante. Comme juré, je n’hésiterai jamais à condamner un homme qui a commis un crime. Si j’avais à donner ma voix au Jugement dernier, ce serait tout autre chose. Cet homme est bête, il a une organisation passionnée, il n’a eu ni éducation, ni bons exemples. Est-il réellement responsable de ce qu’il a fait ? Je rencontre un loup et je lui tire un coup de fusil. Je fais bien, parce que ce loup peut me manger ou en manger d’autres. Mais est-il coupable de manger les petits enfans, ayant des dents canines et étant organisé pour vivre de chair crue ? Je m’arrête, car je suis d’humeur sombre aujourd’hui.

Je ne sais si je vous ai raconté notre excursion dans la Manche, à deux ou trois lieues du Toboso, pour voir un vieux château de l’Impératrice. J’y ai trouvé trois demoiselles assez gentilles qui n’avaient jamais vu Madrid et qui dansaient des manchegas en remuant les bras comme on les dansait probablement sous Philippe II. J’ai passé quatre jours en plein moyen âge : malheureusement il faisait un temps gris et froid et j’ai eu des crampes d’estomac toutes les nuits, de plus un rhume abominable. J’ai fait connaissance avec un chanoine assez instruit et assez aimable et j’ai mangé trente-cinq espèces de confitures et de gâteaux faits par des religieuses dont la comtesse est la patronne.

L’enthousiasme guerrier va toujours croissant. Les volontaires abondent, et les grands seigneurs font des dons patriotiques comme on n’en fait plus chez nous. Les dames fabriquent de la charpie et vous demandent vos vieilles chemises. Tous les jeunes gens vont en Afrique et les demoiselles ne peuvent plus danser. Je crois que je vais être obligé d’aller à Paris pour deux ou trois jours vers le 20 de ce mois. Cependant je suis toujours irrésolu, attiré d’un côté vers Paris, de l’autre vers Cannes, où il paraît qu’il y a du soleil. Ici il y en a depuis deux jours seulement et le Tage a son sourcil, c’est-à-dire un petit nuage blanc qui est mauvais signe.

Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.

Vous savez que Mary se marie, que M. Ch… revient et qu’Edouard reste à Paris.