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emprunté leurs méthodes à l’histoire, à la psychologie, à la physiologie, elle-même et à l’histoire naturelle ; ils ont profité des hypothèses les plus récentes de la science. Ils ont suivi le chemin que font les idées à travers le temps, comment un livre se rattache au passé, influe sur l’avenir, développe son principe parmi les générations successives de lecteurs. De cet effort constant, de ce travail de complexité croissante est sorti un genre nouveau, dont la constitution appartient à notre siècle et qui est précisément la critique. — C’est aussi bien cet effort qu’il s’agirait de rendre inutile et ce développement qu’il s’agirait de supprimer par un brusque retour en arrière. Les partisans de ce progrès à rebours se recommandent surtout d’autorités empruntées à l’étranger. L’Allemand Novalis est le saint ou l’ange de l’école ; l’Anglais Carlyle en est le prophète ; l’Américain Emerson en est l’apôtre. On vient de traduire quelques-unes de leurs œuvres les plus significatives[1]. Mais, en outre, ce mouvement compte en France quelques chefs notables. C’est Ernest Hello, dont on a réimprimé le livre sur l’Homme et commenté l’œuvre tout entière[2]. C’est Barbey d’Aurevilly, dont on édite avec respect et en série imposante « l’œuvre critique[3] ». Remplacer les lenteurs de la préparation par la soudaineté de l’intuition, les précautions de la méthode par la spontanéité du sentiment, et, d’une façon générale, les idées par les grandes phrases, les faits par les grands mots, les appréciations par les grandes lettres et les discussions par les grands gestes, tel est le programme. D’autres écoles ont pu se contenter de dénominations modestes. Pour celle-ci, je n’en vois qu’une seule qui puisse convenir et qui soit en rapport avec la sublimité de ses tendances comme avec l’enthousiasme de ses adeptes et la solennité des oracles qu’elle inspire : c’est la critique apocalyptique.

Le livre de Carlyle sur le Culte des Héros est ici la Bible et l’Évangile. Pour Carlyle, l’histoire du monde n’est que la biographie des Grands Hommes. Il se représente le spectacle tout entier de l’histoire à l’image d’une épaisse et longue nuit, entrecoupée de quelques momens lumineux ; naturellement il ne distingue que ces traits de lumière et ne tient compte que d’eux seuls. Le genre humain vit pour un petit nombre de privilégiés. Des milliers et des milliers d’êtres, pendant des siècles, se traînent misérablement au ras de la terre. Tout-à coup un homme surgit. C’est le Grand Homme, le Héros, celui qu’on appelle, suivant les temps, Dieu, Prophète, Poète ou Roi, Odin,

  1. Thomas Carlyle : Les Héros, le Culte des Héros et l’Héroïque dans l’Histoire, traduction et introduction par J. -B. -J. Izoulet-Loubatières. — Emerson : Les Sur-Humains (représentative men), traduit par Izoulet, Adrien Baret et Firmin Roz (chez Colin). — Mœterlinck : Les disciples à Saïs et les Fragmens de Novalis. — Le Trésor des Humbles (Mercure de France).
  2. Ernest Hello : L’Homme. — Joseph Serre : Ernest Hello (chez Perrin).
  3. J. Barbey d’Aurevilly : Les Œuvres et les Hommes (chez Lemerre).