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eaux, que le musicien a pris pour sujet de son poème symphonique.

La Rapsodie cambodgienne avait été déjà exécutée il y a quelques années aux concerts Lamoureux. Mais l’auteur alors n’en conduisit pas l’exécution. On n’avait pas vu « le monstre lui-même ». On l’a vu cette fois, et voir M. Bourgault dans l’action double le plaisir de l’entendre. A l’Opéra tous ces messieurs ont dirigé leurs œuvres respectives. L’un fut sérieux et presque sinistre ; un autre sec, avec les lèvres serrées. Celui-ci parut ingénument ravi ; celui-là, rayonnant, avait les yeux humides. Mais à M. Bourgault-Ducoudray nul ne fut comparable. Je verrai toujours ce geste impérieux et cette main souveraine. Que dis-je, ces deux mains, car, tandis que la droite étreignait le bâton de commandement, la gauche, frémissante et crispée derrière le dos du chef, commandait aussi. Vibrantes ainsi que les branches d’un diapason, les jambes elles-mêmes semblaient coopérer. Cependant le bras de M. Bourgault se multipliait. Fouillant l’orchestre, et le frappant sans relâche tantôt sur les sommets, tantôt jusqu’au fond des abîmes, il enlevait un trait de violons, faisait jaillir l’éclair d’une trompette, ou déchaînait en carillon toute une horlogerie éperdue. Alors vraiment ce fut très beau. Quelque chose de cet homme, de cette âme avait passé en nous ; quelque chose comme la flamme, comme la vie, comme la joie, et la foule, gagnée par l’enthousiasme, acclama d’une seule voix l’artiste qu’elle venait de voir en proie à son démon, ou à son dieu.

Nul dieu ne possède M. Widor. Il conduisit froidement une froide symphonie pour orchestre et orgue ; et l’orgue, dont il est un des maîtres, ne l’a pas inspiré cette fois. La symphonie de M. Widor ressemble beaucoup à l’admirable symphonie en ut mineur de M. Saint-Saëns ; elle en diffère encore davantage, et dans l’une et l’autre, des moyens analogues ont produit des effets inégaux. L’orgue d’abord — et nous n’insisterons que sur ce point — l’orgue, tel que M. Widor l’a employé, loin d’élever et d’élargir le style de l’œuvre, en a plutôt compromis l’unité. Jamais il ne se fond, il ne concerte, et quand il intervient, il semble que ce soit pour interrompre. S’il dialogue avec l’orchestre, c’est par répliques hachées ; s’ils s’unissent ensemble, leur union souvent a quelque chose de boiteux et pour ainsi dire d’incompatible, comme en certain passage où s’acharnent contre l’orgue de trop violentes timbales. Enfin le caractère général de l’instrument, sa physionomie ou sa psychologie m’a semblé méconnue. Sa première apparition manque de grandeur et d’autorité. L’orgue n’entre dans cette symphonie que comme une voix surnuméraire et sans dignité supérieure. Quelle entrée grandiose au contraire lui avait ménagée M. Saint-Saëns, à la fin d’un premier morceau vivant, passionné ! Tout à la fin de cette fin dans le silence, et sur une note si profonde, si mystérieuse, qu’elle découvrait soudain, comme un abîme, l’infini de