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neuves, de l’aveu même des savans qui, comme Guigniaut, étaient les mieux qualifiés pour en juger. S’il y a dans les ouvrages antérieurs quelques indications éparses qu’il a peut-être utilisées, nulle part on ne rencontre une synthèse pareille à la sienne. Celle-ci est sortie tout entière de son cerveau, et pendant vingt-cinq ans elle n’a pas changé d’une ligne. En 1879, il soumit ce volume à une révision attentive. Or, si l’on compare la septième édition, qu’il publia alors, avec la première, on n’y relève que de légères variantes. Un chapitre a été ajouté, les notes ont reçu plus d’extension, plusieurs paragraphes ont été refondus, quelques affirmations atténuées ; mais le fond est resté immuable, et il en eut été de même si M. Fustel avait pu remanier encore son œuvre. comme il en avait le projet vers la fin de sa vie. Dans ses leçons de l’École normale, il a constamment reproduit ce qu’il avait dit dans la Cité antique, et chaque fois que dans ses écrits il a eu l’occasion de revenir sur ces questions, il a abouti à des conclusions identiques. On n’a pour s’en assurer qu’à lire ses Recherches sur le mode de nomination des archontes athéniens, et les deux mémoires posthumes où il parle de la Plèbe romaine et du Droit de propriété chez les Grecs.

Il est permis de se demander si cette confiance inébranlable qu’il avait dans la justesse de ses théories était pleinement fondée. Qu’il ait réussi à montrer la place énorme que la religion occupait dans la vie sociale des anciens, c’est ce qu’il serait puéril de contester ; mais ce qui est plus douteux, c’est la parfaite exactitude du tableau général qu’il nous présente. « Nous avons fait, dit-il, l’histoire d’une croyance. Elle s’établit : la société humaine se constitue. Elle se modifie : la société traverse une série de révolutions. Elle disparaît : la société change de face. » Il semble que ce soit là une loi beaucoup trop simple et que ces événemens aient été amenés par des causes bien plus complexes.

Prenez la famille primitive des Grecs. D’après M. Fustel, son organisation dérive uniquement du culte des aïeux. Si le père a un pouvoir discrétionnaire sur les siens, c’est parce qu’il est l’intermédiaire entre eux et les ancêtres divinisés : si ce groupe a le droit de posséder une portion du sol, c’est parce qu’il a besoin d’un terrain pour y ensevelir ses morts ; si la propriété est indivise entre tous les membres, c’est parce qu’il importe que tous séjournent auprès du tombeau où ont lieu les cérémonies et qui les abritera à leur tour. Mais alors, comment se fait-il que des peuples où la religion des morts était encore très vivace aient rompu avec le régime de la propriété familiale, et qu’au contraire ce mode de propriété conserve toute sa vigueur dans des sociétés chrétiennes où les morts ne sont plus adorés ?