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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/98

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contrepoids au patriciat romain, le contraignit d’abord à s’élargir ; mais quand il n’eut plus besoin de compter avec elle et qu’il fut laissé libre d’obéir à ses instincts, il s’isola et éloigna les intrus. M. Fustel nous dépeint le patriciat et la plèbe comme deux classes qui ne demandaient pas mieux que de se confondre, mais qui en étaient empêchées par la religion. « Les patriciens, écrit-il, défendaient quelque chose de plus fort que l’intérêt, quelque chose qu’ils ne croyaient pas avoir le droit d’abandonner, c’est-à-dire leur religion et l’hérédité de leur caractère sacerdotal. » N’y a-t-il donc jamais eu dans l’histoire des aristocraties aussi ardentes que celle de Rome à veiller sur leurs privilèges, sans que la religion y fût pour rien, et ce souci ne se justifie-t-il pas assez par lui-même ? Qu’importe que dans les discours de Tite-Live les patriciens allèguent à tout propos des argumens religieux ? N’est-il pas probable que, s’ils étaient souvent sincères, souvent aussi ils les invoquaient pour pallier leur égoïsme et le couvrir d’un prétexte honorable ? Quant aux plébéiens, il est bien vrai qu’ils ne se glissèrent jamais dans le patriciat : mais cela vient de ce que le patriciat était une noblesse de naissance ; , qui ne pouvait se communiquer que par le sang, et qu’à côté de lui surgit de bonne heure une noblesse nouvelle, qui fut par excellence la classe dirigeante de l’Etat, et à laquelle tous avaient accès par la gestion des hautes magistratures.

S’il était possible de suivre pas à pas les divers chapitres de la Cité antique, on remarquerait partout le même procédé. Il n’est rien dans l’histoire des institutions de la Grèce et de Rome que M. Fustel de Coulanges ne ramène à l’histoire des idées religieuses ; et, connue il met au service de cette opinion toutes les ressources d’un esprit aussi puissant qu’ingénieux, le lecteur finit par se persuader que la religion a été véritablement le facteur unique de l’évolution politique et sociale des peuples anciens. Il a beau se dire que ce doit être là une interprétation partielle des choses ; malgré lui il est entraîné par cet engrenage de déductions rigoureuses, et il en arrive à penser, comme le voulait M. Fustel, que ces deux sociétés sont absolument inimitables, que « rien dans les temps modernes ne leur ressemble », et que « rien dans l’avenir ne leur ressemblera. » Or c’est ici précisément qu’est l’erreur. Si grandes, en effet, que soient les différences qui nous séparent des Grecs et des Romains, il y a entre eux et nous de frappantes analogies. Un Athénien du IVe ou du Ve siècle est peut-être plus voisin de nous qu’un Français du moyen âge, et j’imagine que César, Pompée, Cicéron, Démosthène, Périclès et même Solon, ne seraient pas trop dépaysés dans l’Europe contemporaine. Nous n’avons pas les mêmes idées religieuses que les anciens ; mais nous avons