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musique, et sans doute il s’en faisait accroire. Mais, deux siècles plus tard, un bien autre maître de musique devait tenir à peu près le même langage. Wagner ne s’est guère fait de son art une idée moins haute ; il n’a pas eu pour lui de moindres ambitions. Il en a tout espéré, tout prétendu, tout promis, et à tous. Tout, jusqu’à la solution de l’énigme du monde, jusqu’à la réponse à l’éternel et universel pourquoi. Avec Schopenhauer et d’après lui, Wagner tenait la connaissance artistique pour le degré le plus élevé, pour le mode supérieur de la connaissance, le seul par où l’esprit humain puisse atteindre à l’essence des choses et la comprendre. Il a proclamé que la vie ne peut être « supportable » pour l’homme, que dans une société dont « l’art constitue la fonction la plus haute[1]. » Son rêve le plus cher fut de rétablir entre l’art et la vie les rapports qu’avait créés la civilisation antique et que notre civilisation a détruits ou tout au moins altérés. À cette restauration chimérique il ne voyait pas, ou ne voulait pas voir d’obstacles. Il ne s’avouait pas que la condition de l’humanité s’est renouvelée ; que le temps n’est plus des élites heureuses, intelligentes, servies par des milliers d’esclaves ; que les Grecs étaient un peuple, un petit peuple d’artistes, ce que les Allemands, les Italiens, les Français, ne sont plus et ne peuvent plus être aujourd’hui. A l’idée, juste et belle en soi, de l’origine et de la destination sociale de l’art, Wagner a fini par demander plus qu’elle ne peut rendre. Il le sentait parfois au fond, tout au fond de lui-même, et de son exagération il semble bien apercevoir les suites quand il écrit : « Que du sein du peuple allemand soient sortis Goethe et Schiller, Mozart et Beethoven, cela amène beaucoup trop facilement le grand nombre des médiocres à s’imaginer que ces grands esprits font de droit partie de leur nombre, et à laisser croire à la masse du peuple, avec une satisfaction démagogique, qu’elle est elle-même Goethe et Schiller, Mozart et Beethoven. » — A la bonne heure ! Mais qui donc, objecte alors avec infiniment de raison M. Nordau, qui donc a non seulement laissé mais fait croire cela à la masse du peuple, si ce n’est Wagner lui-même, en déclarant qu’elle était « la force efficiente de l’œuvre d’art, l’artiste de l’avenir. » Et quant à cette autre théorie wagnérienne d’une réforme esthétique devant un jour procurer l’universel bonheur, est-il possible d’en signaler avec plus de sens et d’ironie que M. Nordau encore les prétentions exorbitantes : « En quoi se manifestent à lui (Wagner) la corruption de la société et le caractère intenable de tous les états de choses ? En ce qu’on joue des opéras avec des ariettes

  1. Voyez M. H. S. Chamberlain, loc. cit.