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pas les « origines » directement, mais par un travail inductif et quelquefois divinatoire. En effet, tous les poèmes lyriques conservés, — et ceux-là mêmes que les anciens critiques croyaient primitifs et populaires, — nous apparaissent comme les produits d’un art déjà tardif : une école unique les revendique tous, cette école courtoise qui, née en Provence, avait répandu dans la France du Nord, dès 1150, son esprit de raffinement sentimental et sa technique savante. Mais, par-delà cette poésie des cours chevaleresques, est-il impossible de retrouver les genres plus archaïques d’où elle procède ? M. Jeanroy l’a tenté. D’abord, ces genres aristocratiques, déjà parvenus à l’état le plus complexe de leur développement, l’analyse permet de les réduire à des formes plus simples, à des thèmes élémentaires. Puis, on peut extraire des poèmes courtois eux-mêmes des fragmens de plus anciennes poésies, débris de genres disparus, pièces rapportées que les trouvères ont artificiellement adaptées à leurs chansons en guise de refrains, et dont le ton, l’allure, certains traits de versification décèlent l’antiquité. Enfin, si l’on rapproche ces fragmens français de certaines pièces étrangères, on peut reconstruire toute cette poésie primitive, dont de si faibles indices ont subsisté chez nous. Nous l’avons vite oubliée, mais au-delà de nos frontières, elle a été précieusement recueillie et imitée. Elle survit, — s’il est permis d’en croire le savant et audacieux critique, — dans ces anciennes écoles lyriques d’Italie, d’Allemagne, de Portugal, que jusqu’ici les critiques croyaient autochtones en chacun de ces pays ; mais ces prétendues « créations spontanées et populaires » ne sont que copies et traductions, chacun de nos fragmens d’antiques chansons peut s’imbriquer dans une pièce étrangère. Et, comme il arrive aux astronomes de découvrir et de décrire un astre invisible par la seule étude des perturbations que son influence supposée fait subir à la marche d’astres voisins, de même M. Jeanroy induit de l’examen des anciennes écoles allemande, italienne, portugaise, les caractères de nos genres lyriques disparus. Ainsi, par cette triple opération : réduction des genres courtois aux thèmes élémentaires, — analyse des fragmens qui nous sont parvenus de plus anciens poèmes, — comparaison de ces thèmes et de ces fragmens à des copies étrangères, — il découvre le plus ancien gisement lyrique de notre sol ; et son livre représente assurément l’un des plus énergiques et des plus brillans efforts qu’aient jamais tentés, en matière littéraire, les méthodes inductives.

Parmi tant de constructions, mais perdue au milieu d’elles comme un motif d’architecture accessoire, on entrevoyait çà et là