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possession, mais seulement l’espoir d’être aimé. Et cette réserve ne procède pas de la libertas maia, si elle en est précisément le contraire.

Enfin et surtout, n’est-il pas vrai que, si l’on veut expliquer l’origine d’un genre littéraire, ou d’une conception sentimentale, ou d’une doctrine philosophique, il faut que l’explication rende compte de ce que ce genre, cette conception, cette doctrine offre de vraiment spécifique ? Or ce qui est vraiment propre à la poésie courtoise, c’est, par définition, la courtoisie, c’est-à-dire l’idée d’une intime union de l’amour, de l’honneur et de la prouesse. Ce qui lui est propre, c’est d’avoir conçu l’amour comme un culte qui s’adresse à un objet excellent et se fonde, comme l’amour chrétien, sur l’infinie disproportion du mérite au désir ; — comme une école nécessaire d’honneur, qui fait valoir l’amant et transforme les vilains en courtois ; — comme un servage volontaire qui recèle un pouvoir ennoblissant, et fait consister dans la souffrance la dignité et la beauté de la passion. C’est cette conception qui a charmé l’Europe du moyen âge ; c’est d’elle et d’elle seule que procèdent vraiment Dante et Pétrarque ; les gaberies des chansons de maieroles en rendent-elles bien compte ?

L’ingénieuse et forte théorie que nous avons analysée doit-elle vraiment se restreindre comme nous avons dit ? En tant qu’elle fait sortir des fêtes de mai du haut moyen âge tout l’œuvre des troubadours, des trouvères et des pétrarquistes, ne serait-elle qu’un très beau mythe ? Il serait dommage, en vérité, que ces fêtes eussent donné naissance, non pas à toute la poésie lyrique, mais simplement aux petits genres pastoraux du moyen âge.


JOSEPH BEDIER.