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Passons maintenant à l’histoire du vêtement. Nous retrouverons ici encore une comédie toute semblable, les mêmes beaux efforts de résistance aboutissant à la même défaite. L’ancienne loi de Venise ordonnait à tous les jeunes gens nobles, jusqu’à leur entrée dans le Grand Conseil, de se vêtir exclusivement de noir, sans ornement d’aucune sorte, sauf une bande de dentelles autour du justaucorps ; toute infraction à cette loi était punie d’une amende de 250 ducats, et d’une amende double en cas de récidive. Mais, sur ce point, la poussée de la mode fut si forte que du premier coup le Comité des Pompes paraît avoir renoncé à la lutte. « Nulle part au contraire, dit l’auteur italien, on ne vit des costumes de couleurs plus variées, avec plus de broderies d’or, d’argent, et de soie, ni un plus grand luxe de dentelles aux manches et au cou ; et cela sans que personne ait eu à payer la plus petite amende. » Le seul signe de protestation du Comité des Pompes fut de promulguer en 1733 un nouveau décret, réglant le costume que l’on devait porter à la campagne, et en temps de carnaval. Autant, comme bien l’on pense, en emportait le vent.

Il y a en revanche un autre point sur lequel le Comité parait avoir sérieusement essayé de lutter. La loi ancienne défendait aux patriciens de porter par-dessus leurs vêtemens autre chose que la toge : or il se trouva que personne à Venise ne voulut plus de la toge ; et tous, jeunes et vieux, adoptèrent un beau jour l’usage espagnol du tabarro, ou manteau rejeté sur l’épaule. C’est alors que le Comité des Pompes publia un décret souvent cité, depuis lors, comme une preuve du monstrueux esprit de tyrannie qui régnait dans les conseils de la République. Ce décret interdisait « à tous restaurateurs, vendeurs d’eau, barbiers, etc., sous peine de mort, de recevoir chez eux des patriciens vêtus du tabarro. » Et en effet la peine était un peu dure ; mais non seulement personne ne s’est jamais avisé de l’appliquer ; il ne semble pas même que jamais personne ait été inquiété pour avoir contrevenu à ce fameux décret, auquel, cependant, il n’y avait personne qui ne contrevint. Seul un jeune noble, qui sans doute l’avait bien voulu, fut un jour arrêté en flagrant délit. Les inquisiteurs d’État le firent comparaître devant eux ; mais pour tout châtiment ils lui adressèrent un beau discours, après quoi ils le congédièrent ; et leur admonestation ne paraît pas avoir empêché le jeune homme de porter un tabarro jusqu’à la fin de sa vie. La mode du manteau prospéra même si bien, en dépit de tous les décrets, qu’en 1754 le tailleur bolonais Paolo Ferri s’acquit à la fois la gloire et la fortune pour avoir inventé « un manteau à quatre couleurs, qui coûtait 100 sequins, et pouvait être porté de quarante-six manières différentes. »

Ainsi le Comité des Pompes échoua pitoyablement dans ses velléités de lutte contre les patriciens de Venise ; et il échoua de même dans ses