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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/249

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eux devait avoir pour auxiliaires immédiats, par cela seul qu’elle était un désordre, trente mille individus, armée de la misère et du vice. Enfin la réserve disposée à porter le secours de sa présence et de sa force à toute révolte commencée avec quelques chances ne comptait pas moins de cent mille hommes, ouvriers pour la plupart, et entretenus, par la presse, les réunions publiques et la camaraderie d’atelier, en une insurrection permanente d’esprit contre toute autorité.

Une minorité énergique et sans scrupules aurait, aux jours de crise, trop d’avantages sur la multitude timide et passive de ceux qui redoutent les excès et l’inconnu, si d’ordinaire cette puissance ne trouvait en soi son obstacle. L’impulsion est imprimée à l’activité révolutionnaire par le petit groupe des conspirateurs. Mais ceux-ci, qu’une inflexibilité d’orgueil, de logique, de passions intraitables maintient en état de guerre perpétuelle contre l’ordre établi, sont les moins aptes des hommes à établir même entre eux, par des concessions réciproques, l’unité. Dans leur petite société, ils portent le même caractère qui les fait rebelles dans la grande. Chacun de ces esprits absolus ou de ces cœurs aigris n’entend servir que ses doctrines ou ses colères propres, et ne veut d’action commune qu’avec des volontés en tout semblables aux siennes. De là une dispersion spontanée de ces hommes en groupes aussi nombreux et dissemblables que sont les systèmes et les humeurs ; une défiance et une jalousie instinctives de ces petites sectes les unes contre les autres ; un parti pris par chacune de ne travailler qu’à son heure, à sa manière, et à son profit. La force révolutionnaire tend à se diviser en même temps qu’elle se forme.

Sous le second Empire, cette division était extrême. Les lois ni la police n’étaient alors tendres aux agitateurs : quand on n’aimait pas le gouvernement, il fallait se taire, et, si l’on travaillait à le détruire, se cacher. Faute d’une propagande publique, la seule qui puisse agir à la fois sur beaucoup d’hommes et préparer par la discussion quelque unité des esprits, les révolutionnaires avaient dû se chercher un à un, à tâtons, dans la nuit. Ceux qui se sentaient aptitude à recruter des adeptes et vocation de chefs étaient condamnés à un mouvement insensible et à un embauchage silencieux. Ils s’enfonçaient chacun dans son travail de sape, s’ignorant parfois les uns les autres, et, se connussent-ils, se gardaient de joindre leurs cheminemens, et de donner, en concertant leurs efforts, plus de prise à la surveillance ou à la trahison. Et il avait fallu que ces propagateurs de révolutions fussent nombreux pour trouver dans Paris, malgré l’isolement et la faiblesse