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étage que la foule savait trouver des autorités impopulaires à détruire, de larges espaces à envahir et la majesté extérieure du gouvernement à violer. Elle monta d’un seul mouvement, à la suite de Gambetta, l’escalier d’honneur qui conduisait à la grand’salle. Celle-ci, immense et superbe, étendait sa longueur sur tout le centre du palais, bornée par les pavillons extrêmes qui le flanquent, et prenait jour sur la place par toutes les hautes fenêtres de la façade principale. Elle communiquait de plain-pied avec les locaux du conseil municipal qui occupaient, comme elle et derrière elle, le milieu de l’édifice ; avec le cabinet et les salons du préfet, installés dans le pavillon qui s’étendait vers la Seine ; avec le cabinet et l’administration du secrétaire général, établis dans le pavillon qui bordait la rue de Rivoli. Parvenue là, l’émeute était au centre de ses inimitiés, maîtresse du passage entre les trois sièges d’autorité, et en communication par les fenêtres avec les réserves de forces populaires qui entouraient l’édifice. Aussi la foule jugea-t-elle la place bonne : tandis qu’elle prenait possession en lardant à coups de baïonnettes et de cannes un portrait de l’Empereur, Gambetta poussa droit au cabinet du préfet. M. Chevreau était déjà parti ; le secrétaire général, M. Blanche, se trouvait seul : « Je vous attendais », dit-il en souriant, et aussitôt il disparut, ombre légère d’une légalité qui ne croyait plus à elle-même. Le conseil municipal, nommé par l’Empereur, était sans titre pour représenter en ce jour Paris, et ne s’était pas assemblé. Gambetta, sûr que pas un des pouvoirs régulièrement établis à l’Hôtel de Ville ne songeait à la résistance, rentra. À ce moment, dans la grand’salle, une poussée violente, montant de l’escalier, entr’ouvrit la foule que de nouveaux venus rendaient plus compacte encore en s’établissant au milieu d’elle : c’était Jules Favre et une partie de son escorte. Les deux chefs étaient réunis : il fallait maintenant que le régime voulu par eux semblât naître de l’initiative populaire.

Quand elle raconte le succès de nos révolutions, notre histoire depuis un siècle n’est guère qu’une légende. Elle magnifie tout et par la complaisance des mots transfigure les faits. A l’en croire, nos régimes insurrectionnels seraient ceux à la formation desquels la nation prend une part personnelle et décisive ; l’émeute serait une revanche conquise sur les influences oligarchiques des classes et des coteries par le génie révolté de la race, les gouvernemens choisis naîtraient d’une inspiration instinctive, passionnée, universelle, étrangère et supérieure aux intrigues, aux combinaisons, aux habiletés ordinaires, et créatrice d’hommes qui seuls auraient droit de se dire les hommes du peuple. A regarder