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plus directe et plus palpitante encore dans ses Lettres, l’histoire de cette aventure d’âme. Assez tôt il sentit qu’il n’avait pas le droit de limiter précisément ses affirmations à ce qu’elles pouvaient contenir d’utile pour sa cause. Il eut été trop commode, pas assez honnête, d’amputer ses théories île tout ce qui dépassait la conception courante de l’anglicanisme, d’élaguer tout ce qui menaçait les prétentions ou révélait les contradictions de l’Eglise d’Angleterre. Acceptant, invoquant une partie de la formule de Vincent de Lérins, il ne pouvait en bonne conscience en rejeter, en condamner le reste. Sa doctrine de la norme de l’antiquité chrétienne, de la conformité à l’Eglise primitive, n’impliquait-elle pas logiquement le catholicisme ? Comment affirmer de la même haleine l’Eglise dépositaire et interprète de droit divin de la vérité révélée, et l’Eglise maîtresse d’erreurs et marraine de superstitions populaires ? De quel droit proclamer l’infaillible autorité de l’Eglise des trois premiers siècles, des grands conciles œcuméniques, pour conclure à la grande défection de l’Eglise du moyen âge, à l’égarement du concile de Trente ?

L’effroi avec lequel Newman voyait surgir ces questions, était sincère. Si son esprit commençait à secouer le joug de ses préjugés protestans, son cœur et son imagination leur étaient encore asservis. Devant lui se dressait ce dilemme : continuer, sur les fondemens qu’il avait posés, à construire, au milieu des chants de triomphe et des cris de joie, la majestueuse cathédrale anglicane, — mais alors, aller jusqu’au bout, en couronner le faîte de la croix de Saint-Pierre et se soumettre à Rome ; — ou bien rejeter fermement les prétentions papales, répudier sans fléchir les conséquences extrêmes du système catholique, — mais alors, avouer hautement que la théorie mitoyenne de la Via media était fausse, que toute l’entreprise tracta rien ne était partie d’un faux point de départ et que Genève avait raison. Il est aisé de se rendre compte de ce qu’il devait y avoir de tragique dans la condition d’un chef de parti, dévoré par ces pensées au moment même et en partie, à cause de ses succès.

A Newman replié sur lui-même, enfoncé dans ces luttes intimes, il semblait qu’il était condamné à porter un coup mortel à l’Eglise, sa mère, soit qu’il l’abandonnât pour aller s’agenouiller devant son hautain ennemi, soit qu’il lui arrachât de ses propres mains la couronne royale qu’il venait de lui poser sur la tête. Tant de piété filiale aboutissant fatalement à un parricide ! Ce travail intérieur était déjà fort avancé lorsque, par surcroît, toute une série de faits extérieurs, d’événemens positifs, indéniables, vinrent lui montrer tout ce qu’il y avait d’imaginaire, de fictif,