Nietzsche s’est classé, et a été classé par tout le monde, en Allemagne, dans les rangs des métaphysiciens. Un critique français a fait remarquer avec raison que, malgré tout, Nietzsche ne fut jamais à proprement parler un métaphysicien, mais uniquement « un producteur d’idées », qu’il s’est en somme bien peu préoccupé de relier entre elles. Seulement, ces idées, il les a souvent revêtues d’une forme admirable, qui domine tout et emporte tout ; et je crois que, pour juger Nietzsche à sa plus réelle valeur, il faudrait commencer par faire à peu près abstraction de ses idées, et montrer ensuite qu’il fut peut-être le plus grand écrivain de l’Allemagne contemporaine. Ses premières œuvres, dont j’ai eu l’occasion de parler ici à propos de la littérature wagnérienne, sont de parfaits modèles de la prose allemande ; et ses dernières œuvres, celles qui lui ont valu sa célébrité, — contiennent les plus beaux élans lyriques qui soient. À ce titre, j’aurais pu les faire rentrer dans le cadre de cette étude, mais alors elles eussent absorbé presque toute la place, et presque tout éteint autour d’elles. D’ailleurs, puisque les jeunes écrivains allemands veulent plutôt voir en Nietzsche un métaphysicien qu’un poète, sans doute vaut-il mieux se placer à leur point de vue, pour les définir ainsi eux-mêmes avec plus d’exactitude.
On avait accepté toute la partie négative des enseignemens de Tolstoï ; mais à la doctrine de renonciation à laquelle il aboutissait, on substitua, dès le premier instant et presque d’enthousiasme, l’extraordinaire doctrine du « super-homme » de Nietzsche. Et sans doute on ne le fit pas partout avec la menu » ivresse au milieu de laquelle vaticinait le malheureux que déjà guettait la démence ; mais, soit que l’on essayât de réduire en système ses idées, soit que l’on se contentât d’en adopter et d’en développer tel ou tel côté particulier, on subit dans tous les cas son influence dans une mesure considérable ; et il contribua plus que personne à revivifier les idées d’individualisme que les théories collectivistes croyaient avoir vaincues, mais que nous allons pourtant reconnaître dominantes dans les poètes dont je veux maintenant parler.
Comme les préoccupations sociales, sans être toujours absentes des œuvres de ces poètes, cessent pourtant chez eux d’être la note principale, il me resterait, avant d’en arriver à eux, et pour compléter mes indications sur la poésie révolutionnaire, à parler de la poésie anarchiste proprement dite. Mais ici, je n’ai encore guère de noms à donner. Je ne veux pas parler de M. J. -H. Mackay, l’auteur de Tempête, qui est peut-être un parfait anarchiste, mais qui est aussi un trop médiocre poète pour qu’il y ait lieu de s’arrêter à lui.