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Le seul écrivain intéressant à signaler encore serait M. Bruno Wille, qui a publié un recueil de vers : Solitaire et Compagnon, où il se révèle d’ailleurs philosophe plutôt que vraiment poète[1]. C’est M. Wille qui me paraît aujourd’hui présenter la nuance d’anarchisme la plus capable de rallier à elle en Allemagne, sinon les masses populaires, au moins les phalanges inquiètes de la jeunesse lettrée. En retirera-t-elle, au point de vue de l’art, plus d’avantages qu’elle n’en a retirés de sa première adhésion au socialisme ? Il est permis de le croire, parce que le socialisme, surtout tel qu’il existe en Allemagne, est trop exclusivement un parti, et que l’art ne saurait que perdre à s’inféoder à un parti. Le nouvel anarchisme selon M. Wille, au contraire, est beaucoup plus un état d’esprit qu’un parti ; et la littérature et la poésie peuvent s’y développer beaucoup plus à l’aise, et sans d’ailleurs s’éloigner davantage de leur but, si leur but est bien celui que leur a quelque part assigné M. Jules Lemaître, lorsqu’il écrivait que « la littérature est presque toujours révolutionnaire, puisque son objet est essentiellement (sauf accidens) de nous présenter ou de nous suggérer des images redressées de la vie, et de nous la faire voir ou de nous la faire souhaiter plus belle, ou plus harmonieuse, ou plus conforme à la justice. »


III. — LA POÉSIE INDIVIDUALISTE

Nous venons de voir où avaient abouti les efforts des jeunes poètes qui crurent obéir à une esthétique « réaliste », et dans cette intention essayèrent d’instaurer une sorte de « poésie sociale ». Tous, quoi qu’ils aient fait, en vinrent plus ou moins consciemment à l’individualisme. Chez quelques autres, cette préoccupation de l’individualisme avait été tout de suite la note dominante. Je ne dis pas qu’ils n’aient pas eu un peu les mêmes préoccupations que leurs camarades dont j’ai parlé, mais ils les eurent à un degré moindre. Si d’ailleurs je les sépare des premiers, ce n’est pas qu’en réalité ils doivent en être séparés avec cette rigueur que semble établir toute classification ; les tendances elles-mêmes sont un peu confondues ; et les œuvres et les hommes le sont encore davantage. Mais c’est précisément parce que les tendances sont assez confondues dans la réalité, qu’il importait de les faire ressortir plus distinctes, pour que l’on en pût mieux apercevoir les élémens. Malgré la petite part d’arbitraire que l’on ne saurait éviter à classer tel écrivain plutôt dans un groupe que

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1895, l’article de G. Valbert.