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sa part. La loyauté de Marie-Thérèse se refuse longtemps à commettre ce qui s’appelle, dans le privé, un vol du bien d’autrui, et, on politique, un rétablissement d’équilibre ; mais l’ambition de Joseph II se prête sans hésitation à des négociations qui stipulent par avance les compensations de l’Autriche et sont, bien entendu, tenues secrètes pour la France. M. de Kaunitz est enchanté d’avoir pour ambassadeur du roi très chrétien le jeune prince Louis de Rohan, prélat fastueux et fat dont raffolent toutes les Viennoises et qui n’incommode pas les chancelleries. Rohan finit cependant par être informé de ce qui se trame entre les trois complices ; il en fait part à M. d’Aiguillon, qui perd son temps à hésiter. Et c’est une grande émotion en France quand on apprend l’entrée en Pologne d’une armée autrichienne et l’occupation de Lemberg par le maréchal de Lacy, aboutissement bien inattendu de cette alliance si prônée et, avait-on assuré, imposée aux répugnances nationales par des intérêts supérieurs.

Louis XV est moins surpris que ses sujets ; il sait depuis longtemps à quoi s’en tenir sur la question polonaise et les projets des puissances. Ils lui ont été présentés bien à temps par l’entremise du comte de Broglie, peu avant la nomination de M. d’Aiguillon. Un jour, chez la dame d’honneur de la Dauphine, M. de Mercy a pris à part le chef de la diplomatie secrète, dont sa cour a pénétré le mystère, et l’a entretenu de deux sujets sur lesquels il souhaiterait faire savoir au Roi le sentiment de Marie-Thérèse. Il a révélé d’abord les vues exactes de l’Autriche sur la Pologne et les sollicitations dont l’assiégeaient la Russie et la Prusse. Puis passant à un second sujet, en apparence bien différent, il a parlé de la froideur de Marie-Antoinette pour Mme du Barry, des conseils tout contraires qu’elle recevait de l’Impératrice, et de la facilité qu’un bon ministre des affaires étrangères pourrait avoir de les rendre plus vifs et plus fructueux. M. de Broglie a fort bien compris, sans que l’ambassadeur l’eût indiqué, le marché qui se cachait sous ces communications si correctes. Son maître a su dès lors que Marie-Thérèse consentait comme mère à imposer à Marie-Antoinette l’attitude qu’elle avait acceptée elle-même jadis auprès de Mme de Pompadour, et qu’elle attendait en échange, comme impératrice, un redoublement d’amitié du roi de France dans les circonstances difficiles qu’elle traversait. Louis XV était touché au point sensible de son cœur par l’habileté de sa vieille amie ; on avait payé d’avance son silence pour la Pologne.

Cet épisode mystérieux du « secret » du Roi éclaire les ménagemens de Louis XV, explique sa façon de prendre si aisément son