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Certainement, il n’a pas espéré que M. Méline se ferait docilement le simple continuateur de sa politique, et qu’il en tirerait les conséquences devant lesquelles il a lui-même reculé. Alors, quel a été son but ? En mettant désormais la révision en tête de son programme, la révision ayant pour objet d’infliger au Sénat les amputations les plus douloureuses, M. Bourgeois rendait son retour au pouvoir beaucoup plus difficile dans l’avenir : nous devons donc penser qu’il a voulu le rendre immédiat, et qu’il a cru y réussir. Il s’est trompé sur la profondeur des susceptibilités que le rôle important joué par le Sénat avait pu provoquer dans la Chambre. Celle-ci avait déjà affirmé sa prépondérance par un vote rendu au cours de l’interrègne ministériel ; il s’est imaginé qu’elle ne se contenterait pas d’une démonstration platonique, et qu’elle irait jusqu’à renverser ab irato un gouvernement qui représentait la victoire sénatoriale. Il a fait ce qui dépendait de lui pour entretenir, pour aviver dans la Chambre les sentimens de jalousie constitutionnelle qui devaient, selon lui, l’entraîner à un acte d’emportement et de violence. La Chambre a résisté à la tentation. S’il en avait été autrement, que serait-il arrivé ? Le soir même, M. Bourgeois aurait été de nouveau président du Conseil ; il serait rentré aux affaires avec ses collaborateurs déjà connus ; peut-être aurait-il éprouvé à ce dénouement une première satisfaction d’amour-propre, mais la situation du lendemain aurait été singulièrement difficile et compliquée. Il est hors de doute que le Sénat, relevant le défi qui lui aurait été adressé, aurait refusé de voter la révision. Alors, qu’aurait fait M. Bourgeois ? Un seul moyen se serait présenté à lui de sortir ou d’essayer de sortir de l’impasse où il aurait eu l’imprudence d’entrer, à savoir de demander au Sénat de dissoudre la Chambre et de faire appel au pays. Si le Sénat avait refusé la dissolution, c’était le conflit à l’état permanent, l’impossibilité de faire voter définitivement une loi quelconque, enfin le retour à un état d’impuissance gouvernementale qui, de nouveau, aurait abouti au rejet des crédits les plus indispensables et finalement du budget. Si le Sénat avait accordé la dissolution, c’était la question de la révision posée au pays lui-même dans des conditions détestables, au moment où les passions auraient étende part et d’autre le plus excitées, au moment où les esprits auraient été le plus troublés. L’agitation aurait pris dès le début une allure révolutionnaire. Toutes les forces gouvernementales et administratives, entre les mains d’un ministère jouant le tout pour le tout, auraient été mises au service non seulement du radicalisme, mais du socialisme. La Chambre, avant d’émettre son vote, a-t-elle eu la vision rapide des conséquences qu’il pouvait entraîner ? Peut-être. Mais M. Bourgeois, avant de prononcer son discours, s’est-il rendu compte lui-même des dangers auxquels, pour venger sa chute, il exposait le pays et la République ? S’il ne s’en est pas rendu compte, que faut-il penser