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Ne l’oublions pas, en effet, l’État moderne a, sur ce point, un avantage qui faisait défaut à l’antiquité, au moyen âge, à l’ancien régime. L’État moderne possède partout une organisation financière indépendante, des agens de perception à lui, un système régulier de taxes et de contributions qui, dans l’ordinaire de la vie, l’émancipé des financiers, des « partisans », des « traitans ». L’État moderne n’est pas, comme la République romaine, comme l’État d’ancien régime, obligé d’affermer ses impôts à des compagnies de publicains ou de fermiers généraux. S’il semble parfois tomber sous la sujétion des financiers, c’est qu’il imite les fils de famille prodigues ; qu’il dépense au-delà de ses revenus ; qu’il se réduit lui-même, par ses imprudences, aux expédiens les plus onéreux ; qu’ayant épuisé son crédit, il se voit contraint d’engager aux banquiers ses dernières ressources, sauf, comme les débiteurs de mauvaise foi, à faire banqueroute à ses créanciers. Ainsi, autrefois, l’Egypte d’Ismaël ; ainsi, naguère, le Portugal, la Grèce, l’Argentine. Peuples ou particuliers, le péché de prodigalité est de ceux qui ne se commettent pas impunément. Nous connaissons plus d’un État qui, tout comme un jeune dissipateur, aurait besoin d’un conseil judiciaire. Un gouvernement sage, un pays bien administré ne court aucun risque de tomber sous la tutelle des hommes d’argent.

Voyez la Grande-Bretagne, la nation la plus riche du vieux monde. Elle a beau avoir un commerce immense et des capitaux incomparables ; elle a beau nouer des affaires avec les cinq parties du monde, l’Angleterre demeure indépendante des banquiers. C’est la première puissance financière du globe, et il faudrait être bien ignorant de la politique anglaise pour dire que la finance y fait la loi. Si la livre sterling a jamais été le premier pouvoir de la Grande-Bretagne, c’est à l’époque déjà lointaine des bourgs pourris. Le Stock Exchange est le roi incontesté des Bourses des deux mondes, et Westminster est peut-être, de tous les parlemens, le moins suspect de servilisme vis-à-vis des rois de l’or. Pourquoi notre République française prête-t-elle davantage aux soupçons ? La faute n’en est pas au régime capitaliste, aux financiers, à la haute banque qui n’a, en elle-même, aucune raison d’être plus puissante d’un côté de la Manche que de l’autre ; la faute en est à l’abaissement des mœurs publiques, aux aberrations du suffrage universel, au niveau de plus en plus bas de notre personnel politique. Chez nous-mêmes, ou chez tel de nos voisins, ce qui est assujetti à l’argent et aux hommes d’argent, c’est moins l’État que les politiciens ; et ces politiciens vils, ils