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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/51

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ne sont asservis à l’argent que par leurs vices et par leurs convoitises.

Après cela, qu’il y ait, en Orient ou dans l’Amérique du Sud, des États qui ont été exploités par les banquiers, comme il y a des fils de famille qui sont pressurés par les usuriers, cela est, le plus souvent encore, de la faute de ces États. Ils ont voulu jouer à la grande puissance : ils ont voulu se payer une grande armée, de beaux cuirassés, ou se donner en peu de temps un coûteux réseau de chemins de fer ; et ils se sont endettés au-delà de leurs forces. Il en est des États, comme des particuliers ; soyez sages, soyez économes, ménagez vos revenus, sachez compter, ayez des budgets en équilibre, et vous n’aurez pas besoin du secours des financiers, et vous échapperez aux usuriers. Soyez probes, choisissez des mandataires honnêtes, écartez des avenues du pouvoir les faiseurs et les « affairistes », et vous n’aurez pas à craindre de voir vos ministères ou vos parlemens tomber à la solde des gens de bourse. En un mot, ayez de la sagesse, et ayez de la vertu, comme Montesquieu l’osait exiger des républiques[1], et la « bancocratie » n’aura pas de prise sur vous. C’est, pour les peuples comme pour l’homme privé, tout le secret de l’indépendance. Hors de là, vous êtes voués, par vos fautes et par vos vices, au servage de Mammon.

Dirons-nous, pour cela, qu’un gouvernement sage et honnête ne doive jamais recourir aux services des financiers, jamais pactiser avec la haute banque ? Dieu nous en garde. Il est telle circonstance — guerre, révolution, famine, crise industrielle, crise agricole, — où le gouvernement le plus prudent et le plus probe peut, en toute conscience, s’adresser aux banquiers. Rien là d’anormal, ni rien de coupable. Les États, en temps d’épreuve, n’ont pas toujours assez de crédit pour se passer des banquiers. C’est une des fonctions de la banque de s’occuper de l’émission des emprunts, de les souscrire, en tout ou en partie, d’en préparer le placement, d’en soutenir la cote jusqu’à ce que les titres se classent dans les portefeuilles. En recourant à l’aide des banquiers, en les intéressant au succès de l’opération, il se peut que l’État obtienne, pour ses emprunts, un taux plus élevé qu’en s’adressant directement au public ; car, en fait de placement, le public est défiant ; il a peu d’initiative ; il est fort mouton de Panurge ; pour se jeter dans une affaire nouvelle il a besoin d’être entraîné[2].

  1. Montesquieu (Esprit des lois, V, 5) définit la vertu politique, l’amour des lois et de la patrie, « cet amour demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre. »
  2. De grands gouvernemens se sont parfois repentis d’avoir voulu se passer du concours des banquiers. Ainsi, en 1890, en Allemagne, un emprunt 3 p. 100 de l’empire et un emprunt 3 1/2 prussien échouaient tous deux. Quelques mois plus tard, en février 1891, une émission nouvelle, faite après entente avec les banquiers, était couverte 40 fois. Voyez Claudio Jannet : la Finance, la Bourse et la Spéculation, p. 417. Conf. Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la Science des Finances.