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A quoi bon du reste scruter les mobiles ? l’important, ici, c’est le résultat. Grands ou petits, juifs ou chrétiens, dès qu’il y a des millions à récolter, les banquiers ne se tiennent pas longtemps à l’écart. Les peuples, le peuple français du moins (nous l’avons montré à nos amis de Russie), font encore parfois de la finance sentimentale : les banquiers n’en font pas. Ils se contentent de faire des affaires, et leur coffre-fort ne distingue point entre circoncis et baptisés. Si le souci de la solidarité religieuse devait dominer la Bourse et diriger les opérations de banque, les banquiers protestans ou catholiques, pour qui connaît les lois religieuses de la Russie[1], n’auraient eu guère moins de raisons d’abstention que leurs confrères israélites. Mais, protestans ou catholiques, nos banquiers français n’ont, pas plus que les juifs, refusé la becquée d’or à l’aigle héritée de Byzance, sans écouter la plainte lointaine des pasteurs ou des curés qu’elle tient en ses serres orthodoxes. Et pourquoi les financiers israélites n’auraient-ils pas fait comme les fils des croisés, ou comme les fils de la Révolution qui mettaient naguère leur fierté à crier : « Vive la Pologne ! » sur le passage de l’autocrate russe ? Serait-ce parce qu’il y avait des roubles à gagner ?

J’ai moi-même entendu, durant les dernières années, plus d’un israélite étranger regretter la mollesse avec laquelle les grands banquiers de l’Occident avaient défendu leurs frères de Russie. La solidarité tant célébrée d’Israël s’est, pour cette fois au moins, trouvée en défaut. Si les juifs du sordide ghetto lithuano-ukrainien avaient mis leurs espérances dans une intervention de leurs opulens coreligionnaires de l’Ouest, cette confiance a été déçue ; et si elle a été déçue, c’est, manifestement, pour une double raison : c’est que les juifs se tiennent de moins près que le prétendent leurs ennemis, et que la haute banque israélite est loin de se sentir la puissance que lui attribue l’imagination des foules.

La Synagogue pouvait-elle espérer davantage de ceux qu’un fanatisme suranné appelle les princes d’Israël ? ou, en attendant des banquiers parisiens la libération de leurs frères de Russie, les avocats des juifs ne commettaient-ils pas la même méprise que les adversaires des juifs, prêtant a la haute banque israélite des

  1. Voyez l’Empire des Tsars et les Russes, t. III, 2e édition (1896).