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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/55

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Russie de lui faire expier sa croisade antisémitique en lui fermant leurs guichets, la campagne d’abstention qu’ils ont menée contre elle n’a été ni bien acharnée, ni bien longue. Le mauvais vouloir des grandes maisons Israélites n’a pas duré ; à peine a-t-il retardé ; de quelques trimestres, l’émission des emprunts et l’essor des valeurs russes. L’empire des tsars n’en a pas moins effectué, coup sur coup, à des conditions inespérées, de colossales opérations de conversion de rentes. En 1891, il est vrai, l’emprunt 3 pour 100 émis à Paris par le syndicat de nos établissemens de crédit, sans l’aide de la haute banque, baissait, on quelques semaines, de 7 ou 8 unités. Cet échec fut, à tort ou à raison, attribué à l’hostilité de la rue Laffitte ; il montrait, en tous cas, l’inconvénient de vouloir se passer de la haute banque. Encore faut-il dire que cet emprunt de 1891 avait été émis à un taux bien élevé, sur un marché déjà très éprouvé par le « krack » argentin.

Pour voir baisser les titres timbrés de l’aigle russe, il n’y avait qu’à les abandonner à eux-mêmes. Faute de l’appui des banquiers, le gouvernement impérial dut racheter, lui-même, à la Bourse, des milliers d’obligations. L’abstention de la haute banque était-elle, vraiment, un moyen d’exercer une pression sur les persécuteurs d’Israël, les banquiers y eurent bientôt renoncé. Si, comme on l’a dit, ils se laissèrent désarmer par les promesses des agens financiers de la Russie, ils se montrèrent faciles à convaincre. La faveur témoignée par le public français au gouvernement du tsar et au papier russe est l’explication la plus simple de leur conduite. En finance, plus encore qu’à la guerre, la victoire finit par rester aux gros bataillons. A-t-elle jamais songé à empêcher le tsar autocrate de monnayer en bon or les sympathies françaises, la haute banque aura reculé devant une lutte où elle appréhendait de se faire battre par nos petits capitalistes. Peut-être, aussi, voulut-elle montrer à ses détracteurs qu’elle ne se laissait point guider par des intérêts confessionnels, et qu’il n’était pas vrai qu’elle fût plus juive que française. Toujours est-il que la haute banque n’a pas voulu se mettre en travers de l’engouement du sentiment national, et que, à une époque où l’on reprochait à la France d’être sous le joug des banquiers juifs, nous avons vu la Bourse de Paris absorber, coup sur coup, les emprunts d’un tsar antisémite, et cette France soi-disant asservie à la Synagogue relever à un taux, jusque-là inconnu, les rentes des persécuteurs d’Israël[1].

  1. On a pu mettre en doute les motifs de l’abstention de la haute banque en 1891. Il se peut que sa conduite, à cette époque, fût inspirée par des considérations d’un ordre tout pratique. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg multipliait les emprunts plus que ne semblait le comporter l’état du marché. Selon un écrivain catholique, le regretté Claudio Jannet, ce fut le vrai motif de la conduite des maisons qui avaient jusque-là le monopole des émissions russes. Claudio Jannet, la Finance, la Bourse, la Spéculation, p. 421 ; cf., p. 385. Selon d’autres, les agens financiers du gouvernement russe firent espérer aux banquiers d’Occident un adoucissement des rigueurs contre leurs coreligionnaires de l’Empire. (M. de Cyon, Finances russes.)