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la proue des vaisseaux de l’Europe. Ce n’est plus ce qui pousse nos explorateurs, nos Français du moins, dans l’épaisseur de la forêt vierge ou à travers le désert nu. Ils ont beau couvrir leur hautes ambitions du vulgaire manteau des intérêts mercantiles, ce qui, en France, anime les plus ardens promoteurs de cette fièvre de colonisation, c’est une sorte d’idéalisme patriotique, l’obsédant désir de laisser dans le monde une plus grande France. En réalité, nous sommes allés aux pays d’outre-mer, comme à une sorte de croisade, selon l’esprit de notre race, avec nos vieux instincts chevaleresques, pour la gloire du nom français et pour l’extension de la civilisation chrétienne. Nous y avons fait, si l’on veut, ce que nos rivaux anglais affectent de railler chez nous, de la politique sentimentale, — ce qui ne veut pas dire que nous n’y trouverons point, par surcroît, profit avec puissance. — Je ne vois pas, en tout cas, que la haute banque ait témoigné à nos expéditions coloniales un intérêt bien vif. Plût au ciel qu’elle daignât jeter les yeux sur ces Frances lointaines ! car tous les soupçons qu’on cherche à susciter contre les Français assez hardis pour y porter leur argent ne peuvent avoir qu’un résultat, éloigner de nos colonies les capitaux dont elles ont tant besoin, et par suite rapetisser la France dans le monde.

Est-ce, seulement, notre œuvre d’expansion coloniale et nos expéditions d’outre-mer que les historiographes des scandales financiers prétendent expliquer par des tripotages d’argent ? Nullement ; on a appliqué les mêmes procédés à toute l’histoire contemporaine. La grande guerre de 1870, la guerre néfaste dont la France et l’Europe portent encore les traces saignantes, on a osé en faire une spéculation de Bourse. On a montré la France et l’Allemagne précipitées l’une sur l’autre par l’avidité des banquiers, des banquiers juifs naturellement, jaloux de faire leur moisson de francs et de thalers dans le sang des deux peuples. Comme si, entre la Prusse de Guillaume Ier et la France de Napoléon III, il n’y avait pas autre chose que des spéculations sur les fonds publics ou des combinaisons d’agioteurs ! Pour un peu, on découvrirait que ce n’est pas M. de Bismarck, à la joie de ses compères Moltke et de Roon, mais bien un spéculateur juif, au sortir de la Bourse, qui, après la rencontre d’Ems, a lancé sur l’Europe la fallacieuse dépêche d’où est sortie la déclaration de guerre.

Et à en croire les mêmes annalistes, si en 1875, si, quelques années plus tard, lors de l’affaire Schmæbelé, la France et l’Europe se sont éveillées tout à coup au bord de la guerre, c’est que la haute banque avait besoin d’une guerre. Nous sommes prévenus : si jamais le continent voit éclater le redoutable conflit pour lequel tous se préparent et que nul n’ose déchaîner sur le monde, ce