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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/668

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Mais le professeur d’art veut nous faire pénétrer plus profondément encore dans le sujet et porter de la clarté non plus sûr une chose tangible, mais dans notre propre impression esthétique, qu’il va être obligé d’affiner en l’analysant, afin de défendre sa thèse. Cette thèse, par exemple, est, dans un de ses livres, que la pire forme de trompe-l’œil architectural est la tromperie sur la main-d’œuvre, c’est-à-dire la substitution du moulage fait à la machine au travail de la main. Cette tromperie est déshonnête, dit-il. Pourquoi ? Interrogez vos impressions : elles vous répondront :


L’ornement a deux sources de charme entièrement distinctes : l’une, dérivée de la beauté abstraite de ses formes, que, pour le moment nous supposerons être égale, que ces formes soient façonnées à la main ou à la machine ; l’autre, le sentiment de la peine et de l’attention humaines qui ont été dépensées sur lui. Combien est grande cette dernière influence, nous pouvons peut-être en juger, en considérant qu’il n’y a pas de touffe de mauvaises herbes poussant dans la fente d’une ruine qui n’ait une beauté à tous les points de vue presque égale et à quelques-uns immensément supérieure à celle de la sculpture la plus parfaite de cette ruine, et que tout l’intérêt que nous prenons à l’œuvre du sculpteur, tout notre sentiment de sa richesse, bien qu’elle soit dix fois moins riche que les nœuds d’herbe poussés à côté d’elle ; de sa délicatesse, bien que mille fois moins délicate, de sa splendeur, quoique un million de fois moins parfaite, résultent de la connaissance que nous avons que c’est là l’œuvre d’un pauvre, maladroit et laborieux être humain. Son vrai charme tient à ce que nous découvrons en elle le témoignage des pensées, des intentions, des épreuves et des défaillances de cœur, — et aussi des réconforts et des joies du succès : un œil exercé peut retrouver la trace de tout cela, mais en admettant même que ce soit obscur, cela est présumé ou sous-entendu… Je suppose ici qu’un ornement travaillé à la main ne puisse généralement être distingué de celui fait par la machine, pas plus qu’un diamant ne peut être connu d’un strass ; oui, j’admets que ce dernier puisse faire illusion pour un moment à l’œil du maçon comme l’autre à l’œil du joaillier et qu’on ne puisse le découvrir que par l’examen le plus minutieux. Cependant, exactement de même qu’une femme de bon goût ne porterait pas de faux bijoux, de même un constructeur qui se respecte dédaigne les ornemens en faux[1].


Vous avez compris ce qui se passe en vous en face de telle ou telle œuvre. Ce n’est pas assez. Il faut comprendre ce qui s’est passé en celui qui l’a créée. Non pour lui prêter des idées ou des sentimens qu’il n’a pas eus, ce que Ruskin trouve puéril et ce qui fit pourtant le fond de toute une école critique pendant cinquante ans, mais afin de déterminer simplement dans quel sens se dirigea son effort, ce qu’une étude approfondie des œuvres suffit à indiquer. Pour vous convaincre de la faute des architectes modernes, qui remplacent l’homme par la machine,

  1. The Seven Lamps of Architecture.