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ligne plus douce le calme du voile tombant, la figure étant suivie par lui comme un lent nuage par une languissante pluie : on ne le voyait se dérouler en ondulations plus légères que s’il accompagnait la danse des anges.

Ainsi traitée, la draperie est vraiment noble ; mais comme l’interprète de choses différentes et plus élevées. Comme révélant la gravitation, elle a une majesté spéciale, car elle est littéralement le seul moyen que nous ayons de représenter pleinement cette force naturelle de la terre (car l’eau qui tombe est moins passive et moins définie en ses lignes). De même aussi, dans les voilures, elle est belle parce qu’elle exprime la force d’un autre élément invisible[1]


A ces mots, le champ des idées s’élargit : l’horizon recule. Car pour aider à la compréhension d’une œuvre d’art, pour nous retenir un instant de plus devant un détail de sculpture, Ruskin met le monde physique tout entier à contribution, comme il a mis tout à l’heure le monde moral. Ici, dans le pli d’un voile et dans sa chute, il voit la loi mystérieuse qui régit les mondes et là, dans la courbe d’un pétale, il a vu la fleur qui annonce un Dieu. Toutes les notions scientifiques ou morales accumulées par les siècles se groupent naturellement autour de l’objet qu’il examine avec vous. Pour lui plus que pour tout autre


Le bruit de l’Océan tient dans un coquillage,


et tout grain de poussière est le Sésame enchanteur des palais du Savoir. Son appareil récepteur est circulaire comme ceux dont on fait usage pour la photographie panoramique. Où qu’il se place, il découvre l’ensemble des phénomènes naturels et des sympathies humaines ; sur quelque coupe qu’il se penche, elle reflète l’universalité des choses qui passent sur nos têtes. Une poésie saine, scientifique, nourrie, naît de ces simples rapprochemens. Il ne crée ni n’invente, ni ne découvre, ni ne suppose : il relie des idées et passe rapidement d’un point de vue à d’autres qu’on ne soupçonnait point si proches : il unit des sympathies obscures. Il se tient à un point central où aboutissent les conclusions de la science, de l’art, des religions et des philosophies, et brusquement, d’un seul coup, comme on ferme un circuit électrique, il met ces idées en communication. Un éclair jaillit… On dit : Qu’est-ce que cette force nouvelle ? Ces deux idées étaient sans mouvement, sans courant, sans poésie. Il n’y a rien de nouveau, sinon qu’on les a rapprochées, toutes chargées d’infini, et qu’il y a vie là où il n’y avait que notions inertes. Carlyle écrivait, le 19 avril 1861 : « Vendredi dernier, on me persuada d’aller entendre une conférence de Ruskin à

  1. The Seven Lamps of Architecture.