sur un exemple sensible, un paysage qu’il a vu, et alors passe dans son argumentation une vision magnifique et rapide que reconnaîtront bien tous ceux qui ont cheminé un peu tard sur la voie Appia :
Il n’est peut-être rien sur la terre de plus impressionnant que la campagne de Rome, au soleil couchant. Imaginez, pour un moment, que vous êtes jeté, hors de tous les bruits et de tous les mouvemens du monde vivant seul, dans cette plaine inculte et dévastée. La terre cède et s’émiette sous votre pied, si légèrement que vous marchiez, car sa substance est blanche, creuse et cariée comme des débris d’ossemens humains. L’herbe longue et noueuse ondule et tressaute faiblement au vent du soir et ses ombres mouvantes tremblent fébrilement le long des tertres des ruines qui se dressent dans la lumière du soleil. Des monticules d’une terre pulvérulente se soulèvent autour de vous, comme si les morts qui sont au-dessous, s’agitaient dans leur sommeil. Des blocs épars, d’une pierre noire, débris anguleux de puissans édifices dont pas une pierre ne reste posée sur l’autre, gisent sur ces morts pour les empêcher de surgir… Une brume violacée, lourde de miasmes, s’étend horizontalement le long du désert, voilant les épaves spectrales de ces ruines massives, tandis que sur leurs déchirures, repose la rouge lumière du soir, ainsi que sur des autels qu’on a violés, un feu qui va mourir. La chaîne bleue des monts Albains se dresse sur la solennelle étendue d’un ciel vert, clair et quiet. Des nuages sombres se tiennent immobiles le long des promontoires des Apennins, comme des tours d’alarme. Se dirigeant de la plaine vers les montagnes, les aqueducs ruinés s’enfoncent dans l’ombre, arche après arche, comme des files obscures et innombrables de pleureurs funéraires qui quitteraient le tombeau d’une nation[1].
« Maintenant, faisons à ce paysage quelques modifications « idéalistes », dans le goût de Claude… » dit Ruskin, et la dissertation continue. Mais dorénavant la pensée de l’auteur et l’attention du lecteur ont un tableau qui les repose et les aide à se fixer. De la sorte, pas plus qu’on n’a perdu de vue les lois mystérieuses de la nature ou les nécessités morales de la vie quand on regardait les plis tombans d’une tunique grecque ou le délicat ouvrage à la main du meneau gothique, on ne perdra de vue les spectacles pittoresques si l’on vient à faire de l’esthétique pure, de la science, de l’histoire ou de la sociologie. On ne quittera pas le domaine des formes et des couleurs parce qu’on entrera dans celui des idées. On ne laissera point l’Art parce qu’on étudiera l’homme, car ce n’est pas seulement la vie d’un tableau qu’a retracée Ruskin, c’est aussi le tableau de la vie. Et c’est à quoi n’ont pas assez pris garde ceux qui l’ont accusé de faire de la littérature, de la morale ou de la psychologie à propos de peinture ; il serait beaucoup plus vrai de dire qu’il a fait de la peinture à propos
- ↑ Modern Pointers, I.