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pièges d’acier ! — En pièges d’acier ! Et pourquoi ? — Comment ! pour ce quidam, de l’autre côté du mur, vous savez ; nous sommes très bons amis, des amis excellens, mais nous sommes obligés de conserver des traquenards des deux côtés du mur ; nous ne pourrions pas vivre en de bons termes sans eux et sans nos pièges à fusil. Le pire est que nous sommes des gars assez ingénieux tous les deux et qu’il ne se passe pas de jour sans que nous inventions une nouvelle trappe ou un nouveau canon de fusil, etc. Nous dépensons environ 15 millions par an chacun dans nos pièges — en comptant tout, et je ne vois guère comment nous pourrions faire à moins. » Voilà une façon de vivre d’un haut comique pour deux particuliers ! mais pour deux nations, cela ne me semble pas entièrement comique. Bedlam serait comique peut-être, s’il ne contenait qu’un seul fou, et votre pantomime de Noël est comique lorsqu’il y a un seul clown, mais lorsque le monde entier devient clown et se tatoue lui-même en rouge avec son propre sang à la place de vermillon, il y a quelque chose d’autre que comique, je pense[1].


Ces derniers mots ne sont pas d’un littérateur qui développe une idée ; ils seraient d’un fou s’ils n’étaient d’un peintre. Toujours occupé de sensations visuelles, Ruskin va du rouge du vermillon au rouge du sang, sans transition, — parce qu’il n’y en a guère dans la couleur. Les images, en se succédant, tirent à elles et déforment son argumentation. « Nous autres, pourrait-il dire en transformant un mot connu, il faut que nous voyions pour penser ! » Qu’est-ce que l’éloge d’une vie intérieure ? Qu’est-ce que la réflexion que l’homme ne profite pas assez de l’expérience des anciens conducteurs de peuples et de la pensée des grands philosophes ? C’est là, pour la plupart d’entre nous, une idée pure ; avec Ruskin, c’est une image :


Il y a un dessin représentant le cimetière de Kirkby Lonsdale, son ruisseau, sa vallée, ses collines et, au-delà, le ciel enveloppé du matin. El voici que des écoliers, en bande, insoucieux également et de ces choses et des morts qui les ont quittées pour d’autres vallées et d’autres cieux, ont fait des piles de leurs petits livres sur une tombe pour les démolir à coups de cailloux. Ainsi nous jouons avec les paroles des morts, qui pourraient nous instruire et nous les jetons loin de nous, au gré de notre humeur insouciante et cruelle, ne songeant guère que ces feuilles qu’éparpille le vent furent amoncelées non seulement sur une pierre funéraire, mais bien sur les scellés d’un caveau enchanté… Que dis-je ? sur la porte d’une grande cité de rois endormis. Ils s’éveilleraient pour nous si nous savions seulement les appeler par leurs noms[2]


Et qu’est-ce que cette vie extérieure, d’ambition et d’ostentation, de bruit d’éloges et de vanités ridicules, que nous cherchons même au prix de notre repos ? C’est encore une image, c’est un tableau brossé de main de maître, où passent des ombres

  1. The Crown of Wild Olive. Traffic.
  2. Sesame and Lilies. Of Kings’ Treasuries.