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découvre, — toujours le même paysage aperçu de différens sommets, — et des faits qu’on relate et des peuples qu’on analyse, forment un spectacle où tout notre être ne vibre pas. Plaisirs de l’imagination, plaisirs de l’intelligence, à ce qui vit ne sauraient suffire. Et l’on cherche, d’instinct, s’il n’y a pas quelque chose encore qui relie, qui entraîne, qui vivifie ces notions et ces images, qui ne séduise pas seulement en nous ce qui est philosophe et ce qui est artiste, mais qui aille au-delà conquérir la foule qui n’est ni l’un ni l’autre, quelque chose qui puisse plus longuement et plus profondément encore toucher l’âme humaine, et la rattacher de plus près à la religion de la beauté…


III

Il y a l’amour. Tous les critiques d’art ont décrit, beaucoup ont philosophé, peu ont aimé. Trop souvent on en a vu discuter l’authenticité d’un tableau comme on ferait un droit d’hypothèque et montrer en face de la beauté une âme tranquille de commissaire-priseur. Or, le lecteur se fatigue à voir sans comprendre, il se fatigue à comprendre sans voir, mais il se fatigue aussi à voir et à comprendre sans aimer. Avec Ruskin, on comprend, on voit et l’on aime, j’entends qu’on se passionne pour ou contre l’époque, je peuple, le talent de l’artiste, et qu’en apercevant les fibres vivantes, saignantes qui relient les statues ou les êtres peints à notre vie, à ses joies et à ses souffrances, à son mal et à son bien moral, on prend violemment parti. Le dilettantisme, la curiosité désintéressée des esthètes n’est pas son fait et il la flétrit. De cette passion, il tire son originalité. Vous trouverez chez Lessing des raisonnemens du même ordre et mieux liés, et chez Michelet des images semblables et mieux suivies. Stendhal a la psychologie, Topffer l’humour, Fromentin la technique, Winckelmann la dialectique, Th. Gautier la couleur, Reynolds la pédagogie, Taine la généralisation, Charles Blanc le répertoire : Ruskin a l’amour. D’un bout à l’autre, ses livres sont traversés par un souffle d’enthousiasme ou de colère : les raisonnemens que nous avons dits y circulent, mais comme moyens de propagande ; les images que nous y avons vues y apparaissent, mais comme pièces à conviction. Si les unes et les autres sont chaotiques, c’est que la main du défenseur a tremblé d’émotion en les faisant passer sous les yeux des juges, les lecteurs. Pris séparément, ces morceaux ne l’emportent pas sur tant d’autres de nos écrivains, mais assemblés et mis en mouvement par la