de mettre de la beauté dans des ombres, tandis que toutes les choses réelles qui projettent ces ombres sont laissées dans leurs difformités et leurs misères » et s’il en prend prétexte au milieu d’une dissertation d’art, pour nous parler de grèves, de salaires et de coopération, nous trouvons dans ses paroles quelque chose qui nous semble plus adéquat encore à la vie que nous vivons.
Enfin elles répondent à nos instincts nomades et à nos curiosités cosmopolites. Ruskin ne se contente pas d’enseigner à Oxford ; il suit ses élèves dans leurs voyages à Amiens, à Florence, à Venise, pour les garder des suggestions hérétiques des Murray, des Becdeker ou des Woerl. Il les suit au moyen de petites plaquettes de vingt pages, à reliure souple, aisément maniables, vite lues, qu’on met dans sa poche en quittant l’hôtel, qui n’immobilisent point une main, qui ne vous empochent ni d’acheter une brassée de fleurs d’amandiers sur le Lung’ Arno en revenant des Uffizi, ni de donner à manger aux pigeons de Saint-Marc en allant au palais des Doges. Une fois venu dans la chapelle ou au musée, on tire de sa poche le livret et ce petit démon chuchoteur, habillé de rouge, plein de promesses et de surprises, fait des trous dans les vieux murs et dans les vieilles toiles, et par ces trous apparaissent des horizons d’idées, des vallées de rêveries, et des siècles d’histoire. Ainsi lorsqu’on ouvre une de ces lucarnes percées dans l’interminable corridor du Ponte Vecchio, reliant les Uffizi au palais Pitti, si l’on se détourne des innombrables portraits des grands-ducs enfumés, on voit se dérouler l’Arno et Florence et les montagnes de marbre et les jardins, et les cimes neigeuses, et les villas des décamerons, et les chartreuses des saints, et les loggias et les portiques, toute une nature vivante, éveillée, gaie, qui tient compagnie au cœur et luit tout à coup parmi tant de choses mortes, pour dire au voyageur : Las ! ne t’attriste pus ! Tout ce que tu vois vit encore. Sur ces toiles, les arbres ont jauni et les bouquets sont noirs, mais au dehors il y a des forêts qui verdissent, des fleurs qui parfument, des rivières qui passent, des femmes qui sourient, des chevaliers qui combattent, des peuples qui acclament ou qui maudissent, et les souffles d’air qui émoussent les pointes des cyprès de San-Miniato ou font hocher les têtes des lis de Fiesole, sont aussi forts et aussi doux que lorsqu’ils moissonnaient les parfums des lis blancs de l’Angelico ou semaient sur le ciel bleu les lis d’or des drapeaux de Charles VIII !
En restituant ainsi la vie aux œuvres d’art fanées et aux cités refroidies, en mêlant à sa critique ce que la nature ne nous refuse jamais de charme, et ce que la philosophie nous impose toujours de tristesse, Ruskin a donné un sens aux voyages que nous faisons. Sans lui, nous avions tout : les trains rapides qui