Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commerce, ou par les Bourses du travail, plutôt que par la Bourse des valeurs : ce ne serait pas au nom de la féodalité financière, mais bien plutôt au nom de la démocratie ouvrière, jalouse, à son tour, de garder ou de conquérir des débouchés.

Un des grands changemens du XIXe siècle dans le gouvernement des sociétés humaines, c’est ce que, historiens ou philosophes, les Saint-Simon, les Auguste Comte, les Buckle ont appelé la prédominance de l’esprit industriel sur l’esprit militaire. Entre les deux, nous nous imaginions, jusqu’ici, qu’il y avait opposition ; on semblait d’accord pour croire l’esprit industriel hostile à la guerre. N’est-ce pas lui, surtout, qui, depuis 1815, a rendu la guerre relativement rare ? Les « classes capitalistes », comme disent les socialistes, passaient, à bon droit, pour essentiellement pacifiques ; d’aucuns les taxaient volontiers de mollesse ou de couardise, leur reprochant leur lâche attachement à la paix. Que de fois en a-t-on fait honte aux censitaires de la monarchie bourgeoise ! Les hommes d’argent, les financiers feraient-ils exception ? On ne s’en aperçoit guère à la tenue de la Bourse. Rien n’effraye le marché comme les perspectives belliqueuses. Leur opinion sur la guerre et sur la paix, la Bourse et la Coulisse l’expriment en francs et en centimes. La chute de Napoléon, en 1814, est accueillie par 2 francs de hausse ; le retour de l’île d’Elbe est marqué par 20 francs de baisse. Il y a longtemps qu’on l’a dit : « selon qu’ils se montrent belliqueux ou paisibles, les hommes d’Etat reçoivent les applaudissemens ou les imprécations des hommes d’affaires. » La remarque est de Proudhon, un des plus rudes adversaires de la « féodalité financière[1]. » Du même Proudhon, écrivant sous le second Empire, l’observation que la Bourse suppléait au silence des journaux. Seule, la cote, à la veille des guerres impériales, osait sonner la cloche d’alarme. On a dit que la Bourse était le baromètre de l’Etat ; baromètre souvent trompeur en politique, mais très sûr et très sensible pour la paix et la guerre. Les orages, les tempêtes qu’annoncent fidèlement les oscillations de la cote, c’est surtout les perturbations belliqueuses. Aussi les conquérans ont-ils peu de goût pour la Bourse. Napoléon l’avait en exécration : elle seule était sans flatterie pour César, elle seule exhalait sa mauvaise humeur à chaque nouvelle entrée en campagne.

Que serait-ce donc aujourd’hui ? Des guerres de l’avenir, d’une grande guerre européenne notamment, on ne sait qu’une chose : c’est qu’elle entraînerait, sur tous les marchés, l’effondrement de toutes les valeurs. Capital et revenu se trouveraient compromis

  1. Proud’hon, Manuel du spéculateur à la Bourse, p. 26 et suiv.