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On a dit qu’il était plus facile à la France d’avoir des colonies que des colons. Il est certain que le Français est aujourd’hui le plus sédentaire, le plus casanier des peuples. Il n’en était pas ainsi autrefois ; nous étions fort allans, nous aimions à courir le monde. Faut-il croire que notre race a perdu ses qualités natives, l’esprit d’aventure, l’audace ? Est-il un peuple cependant qui produise des explorateurs plus hardis, plus aventureux, plus entreprenans, plus résolus que les nôtres ? Ils pèchent quelquefois par un excès de témérité.

Au surplus, la France colonisante a une excellente carte dans son jeu : c’est la Française. Elle a plus que personne, quand il le faut, le courage des grands et des petits sacrifices, et aussi cette souplesse de l’âme qui s’accommode aux temps, se plie aux circonstances. Où trouvera-t-on des femmes plus disposées à s’intéresser à l’œuvre commune, et plus ingénieuses à tirer parti de tout ? Par un don de nature, cette merveilleuse ménagère proportionne ses besoins aux situations, répand quelque grâce sur les travaux ingrats, sur les choses tristes, sur les commencemens difficiles et maussades. M. Bonvalot aime à répéter que le bon ouvrier fait la bonne besogne. Les meilleures besognes sont faites par la Française, cette bonne ouvrière qui a le secret de faire beaucoup avec peu et quelque chose avec rien.

Un Anglais qui s’est enrichi en Australie, et qui a résumé les conclusions de son expérience coloniale dans son Guide de l’éleveur du mouton, petit livre plein de moelle et de suc, comme les Anglais en écrivent souvent, recommande aux jeunes colons de son pays qui viendront s’établir dans le Victoria, le Queensland ou la Nouvelle-Galles du Sud, de rester longtemps célibataires, de ne pas ajouter à leurs charges celle d’un ménage à sustenter. Il allègue que dans l’intérieur de l’Australie, les logemens sont en général mauvais, que les servantes sont rares, ont l’esprit obtus et les mains gourdes. Il exhorte « le jeune et généreux chevalier, qui vole sur son coursier à la rencontre des géans et des enchanteurs de la steppe, à remettre à plus tard son union avec la dame de ses rêves. » — « Qu’il attende que son château soit fini, ou tout simplement d’avoir les quelques chambres nécessaires aux commodités de sa nouvelle châtelaine, ainsi qu’à ses suivantes et à ses pages. Le bonheur et l’espérance, ajoute-t-il, se sont parfois contentés d’une humble demeure, mais je ne conseille à personne de tenter cette expérience[1]. »

Le vieil éleveur australien connaît bien les Anglaises, le prix qu’elles attachent et à leur confort et à leur gloire, le nombre infini de choses qu’elles se croient tenues de posséder pour avoir droit à la considération des autres et à leur propre respect. La Française est plus savante dans l’art de simplifier à la fois la vie et de l’embellir à peu de frais.

  1. Guide de l’éleveur, traduit de l’anglais et annoté par Alphonse Ramin, avec une préface par G. Bonvalot ; Paris, 1893, Augustin Challamel, éditeur.