Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/704

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lorsque la nécessité le commande, elle saura, sans se mépriser, se passer de suivantes et de pages, et donner bon air aux murs d’une humble demeure. M. Hugues Le Roux nous raconte dans son charmant livre sur l’Algérie qu’invité au banquet où se réunissent chaque mois les membres du Syndicat agricole de Rouïba, il ne crut pouvoir mieux faire que de porter un toast « aux femmes qu’ils avaient laissées au logis, à ces Françaises qu’il avait vues en Afrique soutenant la maison de leur cœur, relevant le courage des hommes, faisant à ceux qu’elles chérissent une patrie dans la solitude[1]. » Oui, elles sont dans l’occasion d’admirables femmes d’émigrans, de colons. Quand la pauvreté sourit, on est tenté de croire qu’une Française a passé par là.

Mais si l’on peut avancer sans trop de présomption que la plupart du temps la Française est une meilleure ménagère que l’Anglaise, il faut convenir en toute humilité qu’en matière de colonies, l’Anglais est notre maître. Cela ne tient pas seulement aux qualités de sa race, à son bon sens ennemi des chimères, à son flegme, à sa persévérance tenace dans ses desseins, au plaisir qu’il éprouve à faire sa destinée et à répondre de lui-même, à l’intensité de son vouloir et de son travail. La race a moins d’influence sur le sort d’un peuple que les institutions qu’il s’est données, et les institutions comme les mœurs anglaises sont éminemment favorables à l’esprit de colonisation. Dans une société fondée sur des privilèges, tels que le droit d’aînesse, les cadets sont des sacrifiés, qui n’ont d’autre ressource que les fonctions publiques ou l’émigration ; ces sacrifiés ont une revanche à prendre, ils la prendront aux Indes, en Afrique ou ailleurs. C’est à ces aventureux cadets anglais des classes riches ou moyennes que s’adresse le vieil éleveur australien, pour leur révéler tous les secrets de l’élève du mouton. Il est sûr de s’en faire écouter quand il leur expose l’excellence et les avantages du métier de squatter, de fermier, de propriétaire ou de tenancier de parcours : « Si l’on n’a pas eu la bonne chance, leur dit-il, de naitre gentilhomme campagnard en Angleterre, on trouvera en Australie la position qui s’en rapproche le plus : la vie saine, des travaux en plein air, des occupations variées et d’agréables loisirs. » Une existence large et laborieuse, des opérations lucratives mêlées d’insuccès qu’on répare, assez de bonheur pour oublier parfois ses soucis, assez de soucis pour ne pas s’ennuyer de son bonheur, que faut-il de plus à un cadet pour n’avoir rien à envier à son aîné ?

Comme le remarque le traducteur français du Grazier’s guide, M. Ramin, le cadet anglais prévoit dès sa jeunesse qu’il ira un jour tenter fortune aux colonies ; il se prépare à la vie nouvelle qui l’attend au-delà des mers, il acquiert de bonne heure les connaissances et les sentimens qui font le vrai colon. Son aîné ne le laissera pas partir sans

  1. Je deviens colon ; mœurs algériennes, par Hugues Le Roux ; Paris, 1895, Calmann Lévy.