garnir sa poche de bank-notes ; il sera recommandé là-bas, soutenu par le crédit de sa famille. « Cet état de choses a existé chez nous autrefois, nous avons eu également nos cadets. Ceux de Gascogne et de Normandie émigraient dans nos colonies absolument comme les Anglais d’aujourd’hui. Notre société égalitaire et démocratique nous a placés, depuis la Révolution, dans des conditions différentes. Les enfans d’une même famille recevant une part égale dans la succession de leurs parens, il en résulte un morcellement indéfini de la propriété foncière, et comme chacun s’attache à son lopin, nous n’émigrons plus. » Que les cadets anglais ne soient plus réduits à la portion congrue, qu’ils aient part à l’héritage, si au nom de la sainte justice vous les mettez sur un pied d’égalité avec leurs aînés, ils seront moins tentés d’aller gouverner des troupeaux de 200 000 têtes ; ils s’occuperont plutôt de doubler leurs rentes par de bons placemens, de cultiver leur jardin et de chasser le renard. C’est grâce à une injustice bienfaisante que l’Australie est devenue en moins d’un siècle le plus grand pays de production de laine et de viande du monde entier, qu’elle possède plus de cent millions de moutons.
Un autre caractère de la société anglaise est que la considération y est plus que partout ailleurs inséparable de la richesse. L’Anglais qui doit renoncer à avoir tel nombre de domestiques, tel train de maison, se sent méprisable et méprisé, et le voilà prêt à courir aux Indes pour y recouvrer, en s’enrichissant, le droit de s’estimer lui-même. Assurément le Français ne fait pas fi de l’argent ; il est capable de se donner beaucoup de mal pour s’assurer la possession des héritages que lui promettent l’équité des lois et la bienveillance des morts. Mais il s’accommode facilement d’une vie tranquille et médiocre. A-t-il de l’ambition, veut-il donner quelque gloire à son existence, il s’arrange pour être fonctionnaire du gouvernement. Comme il est dans la nature des démocraties centralisées de multiplier à l’infini les emplois publics, il sera bien maladroit s’il ne réussit pas à recueillir, dans ses mains tendues et frémissantes, un peu de cette manne, et partant à devenir quelque chose et quelqu’un. « Si nous n’avons plus de cadets comme ceux qui sont allés au Canada, à la Louisiane, à l’île Bourbon ou ailleurs, dit M. Ramin, nos provinces sont actuellement encombrées de jeunes gens qui mènent une vie étroite avec leurs petits revenus, et dépensent leur activité à mendier des emplois. » Personne ne songea rétablir, dans l’intérêt des colonies, le droit d’aînesse ; toute la France prendrait parti pour les cadets. Mais si M. Bonvalot parvenait à convaincre certains Français que l’homme qui transforme une friche en terre de rapport, ou qui réussit par des soins persévérans à améliorer la viande et la laine d’un troupeau de moutons, s’honore plus que celui qui fait antichambre chez un ministre ou chez un député pour obtenir de son obligeance ou de sa lassitude le droit d’émarger au budget, il nous rendrait un précieux service.