chair se ressent toujours de ce qui était né avec les os, et qu’ils étaient nés pour se détruire eux-mêmes, » il en est d’autres qui se ravisent, qui s’amendent. Un nouveau milieu, de nouveaux visages, des curiosités qui s’éveillent, des choses qu’on n’avait jamais vues, et dont le mystère attire, des étonnemens, des habitudes changées suffisent quelquefois pour changer les âmes. On trouverait facilement en Tunisie et ailleurs des jeunes gens qui s’étaient beaucoup amusés et qui se sont mis à beaucoup travailler et à compter. J’engage le Comité Dupleix à ne pas éconduire tous les enfans prodigues.
Il est tenu de démêler l’ivraie d’avec le froment, d’être doux aux repentis, indulgent pour les fous qui promettent d’être sages ; mais il ne saurait trop combattre les illusions dangereuses ; les émigrans sont sujets à s’en faire. « Je connais, dit M. Hugues Le Roux, deux lithographies en pendant, tombées aux revers des quais, répandues sur des murailles de cabarets et d’auberges, qui ont préparé des moissons de désespoir. Cela s’appelle le Départ et le Retour de l’émigrant. Dans le premier cadre, le couple apparaît hâve, dans un wagon de troisième, avec un petit bagage qui tient dans des mouchoirs noués. Dans le second, il revient en wagon de première classe, cossu, gras à lard, un cigare à la bouche, des chaînes d’or ballottent autour du cou, sur le gilet. » Eh ! bon Dieu oui, cela se voit, mais cela n’arrive pas toujours, et en tout cas, il est prudent de se dire qu’en mettant tout au mieux, cela n’arrivera ni demain ni après-demain. Aux colonies, les commencemens sont difficiles, sévères, ardus ; il ne faut y aller que lorsqu’on a l’amour des difficultés et du plaisir à se battre avec elles.
Une illusion que se font volontiers les émigrans français, nous dit M. Maillet, c’est de se figurer qu’une fois hors de France ils deviennent aptes à toute besogne. « Un homme de cinquante ans, qui est parfaitement incapable de distinguer une tige de seigle d’une tige de blé, s’imagine de la meilleure foi du monde qu’il peut faire de l’agriculture aux colonies. Notez que, si l’on offrait à ce même homme l’exploitation d’une ferme en France, il serait persuadé qu’on se moque de lui. »
Un jour le secrétaire du Comité Dupleix voit entrer dans ses bureaux deux frères et la femme de l’un d’eux. L’ainé avait vingt-cinq ans environ, et l’idée leur était venue d’aller en Algérie. « Connaissez-vous l’Algérie ? — Non, monsieur, mais nous avons entendu dire que c’était un bon pays. — Quel métier faites-vous ? — Je suis courtier en articles de modes ; ma femme est modiste ; mon frère est employé dans une parfumerie. — Sans doute vous désirez trouver là-bas des emplois semblables ? — Je voudrais bien que ma femme s’établît, mais mon frère et moi nous voudrions faire de la culture, de l’élevage. — Avez-vous déjà cultivé ? — Non, monsieur ; nous sommes Parisiens, et nous n’avons jamais quitté Paris. » Il ajouta qu’il entendait obtenir une concession près d’Alger, pour ne pas s’éloigner de sa femme. Elle