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fit un signe d’approbation, et comme la langue lui démangeait depuis longtemps : « Quant à moi, dit-elle, je désire savoir si je pourrais m’établir modiste à Alger, combien cela me coûterait, et si j’ai chance de réussir. »

M. Maillet n’eut pas la peine de lui répondre ; elle ne lui permit pas de placer un mot. S’adressant aux deux frères, qui avaient été réformés pour insuffisance de taille et faiblesse de constitution : — « Puisque vous n’êtes pas cultivateurs, leur demanda-t-il, comment vous y prendrez-vous pour cultiver ? — On nous a dit qu’il y avait des livres qui donnaient tous les renseignemens désirables, et puis qu’on faisait travailler les Arabes. — Avez-vous des capitaux ? — Non, dirent-ils en se rengorgeant ; vous comprenez bien que, si nous avions de quoi, nous ne quitterions pas Paris. » M. Maillet leur donna des explications décourageantes, qui les étonnèrent beaucoup ; leur figure s’allongeait par degrés ; ces trois grands enfans avaient l’air fort déconfit. La jeune femme surtout, qui s’était promis de vendre des chapeaux dans la journée, et le soir d’aller retrouver son mari dans une jolie maison de campagne aux portes d’Alger, ne pouvait pardonner au secrétaire général d’avoir dissipé le joli rêve qu’elle avait longtemps bercé dans sa cervelle de Parisienne. « On nous avait fait croire, dit-elle, d’un ton boudeur et presque impertinent, que votre société encourageait ceux qui veulent coloniser ; je vois bien que ce n’est pas vrai. »

Une autre illusion de l’émigrant est de croire trop facilement aux succès rapides, aux bonheurs subits. Ayant pris l’héroïque résolution de quitter pour quelque temps cette terre de France où il fait bon vivre, il ne doute pas que la fortune ne lui tienne compte de son sacrifice et ne récompense sans retard sa vertu. Elle lui fera découvrir quelque part un trésor à fleur de terre ; il n’aura que la peine de se baisser, de remplir ses mains et ses poches, et après un court exil, il retournera chez lui pour y jouir de son opulence et de son importance commodément et promptement acquises. Il se représente les colonies comme cet Eldorado où Candide rencontra des enfans jouant au palet avec des émeraudes, des diamans et des rubis, dont ils faisaient si peu de cas qu’en rentrant chez eux ils les laissaient sur le chemin, les abandonnaient à qui voulait les prendre. Le Comité Dupleix fera bien de décourager les émigrans qui croient à d’autres miracles que ceux que peut accomplir une robuste volonté. Mais il devra décourager aussi les infirmes, les hypocondres, qui en mettant au jeu désespèrent d’avance de la partie et regardent leur argent comme perdu. Le vrai colon n’est ni optimiste ni pessimiste. Il s’attend à pâtir ; il aura de mauvais jours à passer, et il s’arme de philosophie. Il espère qu’après avoir semé et arrosé son champ de ses sueurs, il touchera le prix de ses peines, que le temps de la moisson viendra. Il sait :


Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.