harmonieux, il allait voir se tourner contre lui son talent même : l’éclat soutenu de sa forme, le bercement de ses véhémences cadencées, la pureté académique de ses ornemens, étaient faits pour l’enceinte fermée des auditoires parlementaires. Maintenant c’était la place publique et les batailles qu’il fallait dominer du geste et de la voix. Pour les multitudes, son art était trop visible, trop raffiné, trop sûr de soi ; son verbe n’était pas assez retentissant, son action assez emportée ; il était trop rhéteur et pas assez tribun. Ainsi la puissance de parole qui venait de le porter à la première place trouvait dans cette élévation même son déclin. Il paraissait qu’il en eût le pressentiment et qu’il eût le pouvoir comme un deuil. Avec ses cheveux et sa barbe négligés et couleur de cendre, son visage sillonné de rides profondes comme des blessures, son teint meurtri par l’extravasion d’un sang bleuâtre sous la peau, ses yeux tristes et sa bouche douloureuse, il s’avançait vers la destinée comme ces pleureurs antiques, habiles à donner à la mort de belles plaintes, impuissans à rappeler la vie.
Ernest Picard formait avec lui un contraste physique non moins que moral. Court et rond, avec une tête d’ange bouffi sur un corps de Silène, il avait la joyeuseté habituelle aux gens gras et ne gardait d’aigu que la langue. Sa malice, qui était surtout un don de discerner sous toutes ses formes le ridicule, le tenait instinctivement éloigné de tout ce qui était hasardeux, démesuré, chimérique, l’attachait aux opinions moyennes et sûres, et il était, chose rare, conduit au bon sens par l’esprit. Dans des temps ordinaires, il eût rendu des services. En tout temps, deux défauts étaient faits pour diminuer son influence : il n’aimait pas le travail, et surtout il ne savait pas se livrer au labeur le plus nécessaire qu’un homme d’Etat ait à accomplir sur son parti et sur lui-même, admettre ou changer les opinions des autres. Dès que son avis n’était pas accepté, cet homme gai, comme atteint d’une blessure secrète, devenait boudeur et, s’isolant sans se rendre ni combattre, laissait aux idées et aux hommes qu’il désapprouvait la place libre. Surtout ses qualités n’étaient pas celles de l’heure où il prenait les affaires : il allait paraître sceptique parce qu’il n’était pas aveugle, il ne comprenait que le courage raisonnable au moment où régnait la folie de l’espérance.
Jules Simon, hors de pair par l’énergie facile et continue du travail, la multitude des connaissances, toutes les dimensions de l’esprit, et l’universalité de l’intérêt qu’il portait aux choses humaines, déconcertait par l’extrême abondance et comme par le