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conflit de ses dons. D’une part son esprit avait sur celui de ses collègues une supériorité non seulement d’étendue mais d’essence. Tandis que le leur bornait son étude à ce « milieu des choses », dont parle Pascal, le sien avait besoin d’atteindre les extrémités. Eux, politiques de profession et de nature, satisfaisaient leurs activités par la vie de parti, leurs curiosités par l’examen des questions que le hasard des événemens amenait devant eux, s’intéressaient aux circonstances et aux idées à proportion qu’elles pouvaient agir sur l’opinion publique, et chacun d’ordinaire bornait son étude à celles qu’il espérait exploiter avec succès. Lui, ne faisait pas de choix entre elles, se donnait à toutes, se soumettait les plus dissemblables, se jouait dans les chiffres, les tarifs, les détails les plus minutieux, comme dans les généralisations les plus vastes ; épris de ses causes non à proportion qu’il les savait retentissantes, mais à proportion qu’il les jugeait utiles ; résigné, ce qui est l’héroïsme de l’orateur, à paraître ennuyeux pourvu qu’il instruisît. Ce n’était pas assez pour lui d’accomplir ainsi la tâche quotidienne que lui préparaient les circonstances, il les voulait prévoir de loin. A un moment où ses compagnons, absorbés par la lutte pour le pouvoir, ne songeaient pas à la question sociale, lui avait examiné le sort des prolétaires, appelé la pitié sur l’excès de leurs maux, compris que la souveraineté électorale offre un vain luxe à l’homme tombé sous l’esclavage de la misère, et que, dans une démocratie, le plus pressant intérêt n’est pas la liberté politique, mais la justice sociale. Il savait les droits de l’une et de l’autre parce qu’il avait des certitudes sur la nature de l’homme et le but de l’humanité : sans souci des colères contraires qu’il soulevait, il s’était déclaré étranger à tout culte, hostile même au catholicisme, mais il avait confessé sa religion naturelle, sa croyance à Dieu et à l’immortalité de l’âme. Tout cela était d’un homme indépendant, désintéressé et surtout soucieux de rester d’accord avec soi-même.

D’autre part apparaissaient en lui une vigilance constante à ne pas pousser ses audaces assez loin pour en devenir victime, un soin d’attacher à ses idées les plus personnelles quelque cocarde populaire, une habileté sans seconde à ménager ses influences, et souvent une coquetterie inquiétante à ne pas fausser compagnie aux hommes et aux mots qui étaient en contradiction avec ses principes. On se sentait surpris devant ce penseur qui affirmait Dieu et recevait les suffrages des athées, ce partisan de la propriété qui souriait au socialisme, ce libéral qui ne rompait pas avec les jacobins, ce républicain qui était allé en Angleterre étudier avec le Comte de Paris la situation des classes laborieuses.