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d’intrigue dans les récompenses et de hasards dans la gloire, avaient complété pour Trochu ces leçons de sagesse. Elles avaient mûri en sa gravité une nature pensive et sérieuse, donné toute son étendue à une intelligence philosophique, fortifié dans l’homme les croyances d’une jeunesse chrétienne, accoutumé cet homme à prendre la vraie mesure du temps et du monde, à tout considérer à la clarté d’une autre existence, à se faire son juge.

Si cette philosophie ne le rendait insensible ni au pouvoir, ni à la popularité, il les aimait autrement que la plupart. Le pouvoir ne lui semblait digne d’être souhaité que comme le moyen le plus efficace de servir les grands intérêts de l’humanité. Il enviait seulement aux favoris de la popularité le privilège de rendre désirable à la multitude ce qui lui est utile. Devenu lui-même ce favori, il ne jouissait pas de sa destinée, il l’interrogeait avec une crainte religieuse et comme on interroge un oracle : il se demandait si cet élan de la France vers sa personne était un de ces mouvemens par lesquels Dieu prépare et par lesquels les peuples pressentent quelquefois les ouvriers des grandes heures et des grandes œuvres. Montait-il par un tour de la roue que meut la Fortune aveugle ? ce don du hasard était sans valeur. N’avait-il été désigné que par l’instinct faillible d’un peuple eu perdition ? sa grandeur n’était que fragilité. Le secret et glorieux espoir de son cœur était de n’être l’élu ni d’une volonté humaine, ni du hasard, mais d’une Providence qui prend ses instrumens où il lui plaît, agit non par leur mérite, mais par sa puissance, et fait leur durée par son appui.

À ces hauteurs mystiques, rien de vil, ni même de vulgaire ne survit. Trochu ne pouvait être de ceux qui, pour obtenir ou garder le pouvoir, cessent de le mériter. Certain que chaque don est un prêt fait par la Providence, chaque influence une dette envers les autres hommes, habitué à considérer dans les honneurs leurs charges, et dans toute grandeur humaine sa brièveté, il était, entre tous, capable de porter aux sommets de la puissance une âme plus haute qu’eux, de n’être ni ébloui par les succès, -ni troublé par les disgrâces, et de poursuivre sa route avec le calme d’un homme certain que tout est vanité, sauf le devoir.

Ces supériorités morales étaient confusément senties par le peuple, car dans son culte pour un homme si peu semblable à ses héros ordinaires, il entrait du respect. Mais toute l’influence du général allait dépendre de ses succès militaires. La France voulait avant tout sauver son territoire et son honneur envahis. L’homme de la victoire, quel qu’il fût, imposerait ses volontés quelles qu’elles fussent, la France ne saurait rien refuser à un