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de passionné et de passionnant dans une suite de raisonnemens aboutissant à une vérité découverte, et c’est par ce côté qu’elle est esthétique. »

L’art est donc un fait ou un phénomène essentiellement sociologique, parce qu’il est essentiellement un phénomène ou un fait de sensibilité. « L’important, avait coutume de dire une vieille et douce gardienne de notre enfance, l’important c’est de se perdre de vue. » Elle avait raison. Cela est l’important, et en toutes choses. C’est le dernier mot de l’esthétique aussi bion que de la morale ; c’est la beauté suprême et le suprême bienfait du génie autant que de la vertu. Il faut que l’artiste se perde de vue, ou plutôt ne se regarde que pour les autres ; qu’il se considère comme ; leur appartenant, comme étant créé, et créateur surtout, pour leur profit et leur joie. Ainsi se vérifie cette définition de l’art donnée par Guyau : « L’extension de la société par le sentiment. » Ainsi l’art devient charité. Ainsi l’ordre du beau concorde avec l’ordre du bien, tel que l’a réglé la loi divine. « Aime Dieu de tout ton cœur… Aime ton prochain comme toi-même. Nul autre commandement n’est plus grand que celui-là. » En se proposant de nous faire aimer encore plus que comprendre ensemble, l’art établi ta sa manière la primauté, sur le précepte même de l’esprit, du précepte du sentiment, du précepte de l’amour.


II

La musique est le plus sociologique des arts.

Elle l’est d’abord parce que le son est l’agent social par excellence. « Les instincts sympathiques et sociaux sont au fond de toutes les jouissances de l’oreille. Pour l’être vivant, le plus grand charme du son, c’est qu’il est essentiellement expressif. Il lui fait partager les joies et surtout les souffrances des autres êtres vivans… La douleur qui s’exprime par la voix nous émeut en général plus moralement que celle qui s’exprime par les traits du visage ou par les gestes[1]. » De cette valeur sociale du son, la nature et l’art rendent également témoignage. Plus que le mouvement et plus que la lumière, le son révèle l’existence et l’exprime. Si les sourds sont généralement plus tristes que les aveugles, c’est que l’ouïe est encore plus nécessaire que la vue à la perception de la vie extérieure. Sous le soleil éclatant le désert semble mort parce qu’il est immobile sans doute, mais surtout parce qu’il se tait, et sur le seuil des « espaces infinis », Pascal s’est effrayé non de leurs ténèbres, mais de leur silence. De

  1. Guyau.