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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/78

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l’ordre réel passant à l’ordre esthétique, nous reconnaîtrons encore que la musique est le mode par excellence de l’évocation ou de la représentation de la vie. Jamais l’Orphée de marbre ne lit couler autant de pleurs que l’Orphée qui chante, et sous le plafond de la Sixtine ou devant le tombeau des Médicis, Beethoven, le Beethoven des sonates et des symphonies, oserait peut-être nous dire : « Voyez si cette douleur même est égale à ma douleur ! » Quelle joie aussi fut jamais égale à sa joie ! Allez entendre le finale de la Symphonie héroïque ou de l’ut mineur, et dites à votre tour de quel tableau de Rubens, fût-ce le plus exalté, le plus triomphal, déborde une pareille allégresse.

Cette faculté de créer la vie et de provoquer par-là notre sympathie, la musique la doit à ses analogies avec le langage. La musique, on l’a remarqué justement, « a recueilli, pour l’accentuer et l’enrichir démesurément, toute la partie réaliste du langage instinctif[1]. » Elle est donc restée et restera toujours, elle aussi, un langage : celui de la sensibilité et non de l’entendement ; langage naturel et non fabriqué ni convenu, plus ressemblant, plus adéquat que le langage des mots aux sentimens qu’il exprime. Sur la communauté originelle et la séparation ultérieure de l’un et de l’autre, sur les droits de la musique à demeurer, à devenir de plus en plus une langue, et quelle langue ! Wagner a laissé des pages auxquelles on ne saurait trop souvent revenir. « Issue, dit-il, d’une signification des mots toute naturelle, personnelle et sensible, la langue littéraire de l’homme se développa dans une direction de plus en plus abstraite, et finalement les mots ne conservèrent plus qu’une signification conventionnelle ; le sentiment perdit toute participation à l’intelligence des vocables, en même temps que l’ordre et la liaison de ceux-ci finirent par dépendre, d’une façon exclusive et absolue, de règles qu’il fallait apprendre. Dans leurs développemens nécessairement parallèles, les mœurs et la langue furent parallèlement assujetties aux conventions dont les lois n’étaient plus intelligibles au sentiment naturel, et ne pouvaient plus être comprises que de la réflexion, qui les recevait sous forme de maximes enseignées. Depuis que les langues modernes de l’Europe, séparées en des branches différentes, ont suivi avec une tendance de plus en plus décidée leur perfectionnement purement conventionnel, la musique s’est développée de son côté et est parvenue à une puissance d’expression dont il n’existait encore aucune idée. On dirait que sous la pression des conventions civilisées, le sentiment humain s’est exalté et a cherché une issue qui lui permît de suivre les lois de la langue qui lui est propre et

  1. Voir le très intéressant ouvrage de M. Jules Combarieu : les Rapports de la musique et de la poésie.