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Comme celles-ci nous rapprochent par l’esprit, ceux-là nous réunissent par le cœur. Or, exprimer ou représenter les sentimens généraux, cela est le fait et l’objet même de la musique instrumentale. Quelle est la joie ou la douleur que chante un finale, un adagio de Beethoven ? Ce n’est aucune ou plutôt c’est toute douleur et toute joie ; c’est la vôtre, et c’est aussi la mienne, celle qui nous est commune, qu’hier vous avez ressentie et que j’éprouverai demain. Ainsi les chefs-d’œuvre de musique pure, encore plus que les autres, sont faits de ce qui nous rapproche et non de ce qui nous divise ; ils ne contiennent rien d’individuel et par conséquent d’égoïste ; ils sont larges, ils sont profonds, et c’est en eux que l’humanité, que toute l’humanité se regarde, se reconnaît et se plonge.


III

La nature, ou mieux l’esprit sociologique de la musique, tel que nous venons de l’analyser, apparaît à toutes les époques et comme à tous les tournans de l’histoire. Il varie sans doute et se métamorphose ; ici l’on voit s’étendre et là se rétrécir la société que la musique établit et représente à la fois. Au fond cet esprit demeure toujours, et les divers états de la musique à travers les âges n’en sont que les diverses manifestations. Monodie antique, plain-chant, polyphonie du moyen âge jusqu’à Palestrina ; mélodie des grands siècles italiens ; symphonie et drame symphonique moderne, il convient de considérer chacun de ces genres ou de ces catégories comme l’expression d’un certain rapport entre certaine musique et certaine société.

On sait quelle place la musique occupait dans la société antique. Présente à toutes les cérémonies et à toutes les fêtes religieuses ou civiles, nationales ou privées, elle l’était de même aux représentations théâtrales. Elle concourait encore, avec la poésie et la danse, ou plutôt l’orchestique, à la formation d’un art supérieur : la lyrique chorale, dont nos oratorios et nos cantates n’offrent qu’une imparfaite image et comme un débris mutilé. Si haute était l’estime où la Grèce tenait la musique, que « la muse de Pindare, écrit M. Gevaert, célébrait sans déroger la victoire d’un joueur de flûte, à Midas d’Agrigente[1]. » L’art musical était alors, comme on dirait aujourd’hui, reconnu d’utilité publique. Il avait un rôle dans l’éducation et jusque dans l’État. On désignait sous le nom de gymnopédies certains exercices de

  1. Histoire et théorie de la musique de l’antiquité.