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gymnastique et de musique à la fois, auxquels étaient astreints les jeunes gens. La nomenclature et l’éthos des modes démontrent assez le caractère sociologique de la musique ancienne. Chaque mode se rattachait étroitement à la nature du peuple dont il portait le nom ; chacun n’était que l’expression et comme le signe musical d’une âme collective et sociale. On les appelait, au dire d’Aristide Quintilien, les principes des mœurs, ἄρχαι τῶν ἤθων[1]. Principes divers de mœurs diverses aussi. D’où les distinctions que firent de tout temps entre les modes philosophes et législateurs. Faut-il rappeler le passage si connu de la République, où Platon, après avoir écarté de l’éducation les harmonies molles et plaintives, indignes de former les gardiens de l’Etat, n’autorise que les harmonies dorienne et phrygienne, dont il dégage un idéal qu’on peut bien appeler sociologique, puisqu’il est à la fois celui du guerrier, du magistrat, du prêtre même, en un mot du citoyen ? Faire des hommes et des « citoyens » (le terme revient sans cesse), telle est bien l’auguste mission qu’Aristote également assigne à la musique. Longtemps avant le développement de la philosophie hellénique, les institutions d’un Thalétas entraient déjà comme élémens dans la législation d’un Lycurgue, et Pindare invoquait Apollon « qui introduit dans le cœur le paisible amour de la loi[2]. »

Par la grâce, ou le miracle du génie, cet art, largement social et populaire, n’en était pas moins un art délicat et subtil. La musique des Grecs consistait bien dans ce qu’a dit M. Gevaert[3] : « Un dessin mélodique, sobre de contours et d’expression, indiquant le sentiment général par quelques traits exquis d’une extrême simplicité et accompagné par un petit nombre d’intervalles harmoniques. » Sans doute pour les musiciens que nous sommes devenus, cela ne serait rien ; cela leur suffisait à eux, et à eux tous. Il n’y avait pas alors de chef-d’œuvre trop rare, trop raffiné pour la foule, car la foule était une élite, et ce peuple entier semblait choisi.


Puis, quand tout fut changé, le ciel, la terre et l’homme,


alors le christianisme recueillit la mélodie gréco-latine ; il en fit la musique de ses églises, et dans les catacombes d’abord, plus tard dans les basiliques, plus tard enfin sous les voûtes romanes, puis gothiques, les foules du moyen âge, innombrables et souffrantes, redirent d’une seule voix — et de quelle autre voix ! —

  1. M. Gevaert, op. cit.
  2. M. Gevaert, op. cit., passim.
  3. Op. cit.