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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/910

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que M. Dagnan-Bouveret a pris l’idée de ce Christ qui se lève, se tient debout, discourant, comme un orateur, et qui éclaire ses voisins de son rayonnement ? Peut-être n’est-ce qu’une simple rencontre. Toutefois, dans la toile extraordinairement mouvementée du Vénitien, pour lequel l’agitation des formes dans les lumières est la joie suprême, le surnaturel, si on peut le dire, reste encore soumis aux lois naturelles. Ce n’est point seulement par le nimbe fulgurant de Jésus qui s’incline tendrement vers le beau saint Jean pour lui donner le pain de vie, ni par les autres nimbes, non moins fulgurans, dont le peintre a généreusement et logiquement muni les têtes des apôtres, ni même par les éclairs tombés des volées d’anges, aux ailes diaprées, tournoyant dans les hauteurs, que s’illumine la vaste salle où courent les valets empressés et les servantes décolletées. Un éclairage réel, celui de grandes lampes, aux becs flambans et fumans, suspendues au plafond, entre-croise ses feux avec les feux imaginaires, d’après les règles ordinaires de la physique ; ce sont ces complications même qui amusent et excitent la virtuosité de l’incomparable praticien. Il a fait de la Cène une magnifique pièce d’artifice, une apothéose d’opéra, et, dans l’éblouissement du spectacle, on ne regarde plus le jeu des acteurs.

C’est, au contraire, sur les acteurs que l’artiste moderne, avec un goût plus sérieux et un sentiment plus grave et plus respectueux, a voulu, comme les primitifs, concentrer notre attention Nous n’aurions qu’à louer la simplicité digne avec laquelle il l’a fait, si nous n’étions troublés d’abord par cette introduction inattendue de l’effet fantastique dans lequel M. Dagnan, plus hardi que Tintoret, va jusqu’à violer les lois habituelles de la lumière. Comment et par quoi est éclairée la salle ? Avant que le Christ ne se soit transfiguré, s’y trouvait-on dans l’ombre ? C’était au jour tombant, nous dira-t-on. Soit encore, et nous acceptons que le Christ, se dressant dans sa tunique éclatante, projette tout à coup devant lui un flot de lumière. Mais d’où vient alors l’énorme ombre portée qui s’allonge derrière lui et ne saurait raisonnablement être produite que par une lumière distante, basse, de premier plan ? L’éclat du calice incandescent suffit-il à l’expliquer ? Nous ne voudrions pas donner à ces chicanes matérielles plus d’importance qu’il ne sied ; nous cherchons seulement les causes de l’embarras qu’ont éprouvé, comme les nôtres, les yeux de bien des gens devant un manque apparent de logique lumineuse dans une œuvre si logiquement pensée et dont les plus belles parties, les apôtres rangés autour de la table, la table elle-même et les accessoires, sont précisément traitées avec