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à la vraisemblance, qui est, en tout, sa grande règle, il fait d’abord rentrer Judas dans le rang : le traître n’est plus désigné à la vindicte publique que par la hideuse ignominie de son visage et le lâche aveu de son mouvement en arrière. D’autre part Jean s’est réveillé ; il ne pèse plus sur le bras du Maître qui peut largement s’ouvrir au moment où tombe de ses lèvres la parole fatale : « Quelqu’un me trahira. » Point de doute, cette fois. C’est bien l’annonce de la trahison. Et voilà que brusquement arrachés à leurs méditations personnelles ou à leurs dialogues particuliers, tous les disciples tressaillent, protestent, s’indignent, se désignent, quelques-uns se lèvent, presque tous se tournent vers le Fils de l’Homme, implorant une explication plus nette dans ses regards obstinément et douloureusement baissés. On les entend autant qu’on les voit. La pantomime plastique ne pourrait aller plus loin sans tomber dans la convention théâtrale. Aussi cette Cène dramatique de Léonard s’est-elle imposée aux imaginations comme une réalisation si complète et si définitive de cette conception particulière du sujet qu’aucun grand artiste n’a plus osé le reprendre sous le même aspect. Les pieux et les tendres, comme l’auteur anonyme de la fresque de San Onofrio, longtemps attribuée à Raphaël, ou comme Andréa del Sarto, au couvent de San-Salvi, sont retournés arrière immédiatement, par-dessus Léonard, aux simplicités pieuses de Florence et de l’Ombrie. C’est ce qu’a fait aussi M. Dagnan-Bouveret, pour la meilleure partie et la moins discutable de son bel ouvrage, pour la disposition et les gestes de ses apôtres ; il a bien fait.

Jésus n’est donc plus ici, autant que chez Léonard, le maître trahi et le martyr prochain, préparant ses fidèles à la catastrophe. Si c’est encore l’homme, c’est déjà l’homme transfiguré, presque irréel, un fantôme de Dieu, d’une blancheur exaltée et diaphane, présentant, dans une coupe de verre, le mystère du vin sanglant à ses disciples extasiés. Le surnaturel, auquel nul des pieux artistes du moyen âge et de la Renaissance n’avait eu recours, pénètre de toutes parts l’œuvre du XIXe siècle incrédule et raisonneur. De toutes parts ? Non. A vrai dire, c’est le Christ seul, le Christ divinisé avant l’heure, qui rayonne, comme s’il était déjà le Christ d’Emmaüs, le ressuscité, et qui, de sa propre lumière, illumine la salle voûtée, basse, froide et nue, où se tient le triste banquet, bien différente aussi de cette salle haute et meublée dont parle l’Évangile et des salles ensoleillées et printanières des Florentins. Est-ce dans le fameux Tintoret de San Giorgio Maggiore, où, suivant son habitude, le fougueux coloriste bouleverse, eu dramaturge révolutionnaire, les vieilles formules ecclésiastiques,