Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/97

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins de grandeur, peut-être même l’expression d’une joie aussi unanime, mais plus rayonnante et plus enthousiaste. Il n’est du moins personne qui ne voie dans le finale de la neuvième symphonie une manifestation sublime du sentiment ou de l’amour social. À ce dessein grandiose, la symphonie — je veux dire ici le principe ou le mode symphonique — emploie tout ce qu’elle possède de ressources, et semble même les multiplier. Jamais elle ne fut plus la symphonie, c’est-à-dire un plus riche concours, et plus constamment accru, d’élémens, de formes et de forces sonores. Après avoir rappelé les motifs des morceaux précédens comme pour les subordonner au thème définitif et souverain, l’orchestre expose ce thème à découvert. Puis il commence à l’appuyer, à l’enrichir, mais sobrement, d’harmonies encore élémentaires. Les voix alors interviennent et donnent le signal d’une évolution dont le sens général, l’ampleur et le dernier terme sont assez connus. On sait quel est, d’un bout à l’autre du finale, le progrès et l’effusion grandissante de la joie. On sait aussi de quelle joie : joie incessamment transformée ; d’abord intérieure et sérieuse, puis débordant au dehors, éclatant ici en fanfares de guerre, ailleurs en cantiques sacrés ; joie communicative, contagieuse, qui gagne de proche en proche, monte de cime en cime, jusqu’à ce que dans l’infini du bonheur toute créature, toute chose même soit abîmée et comme anéantie.

Que dis-je, anéantie ! Ce n’est pas au néant, c’est à l’être ; ce n’est point à l’abolition, mais à l’épanouissement de la vie, et de la vie éternelle, que Beethoven a voulu convier et conduire l’humanité. En dépit de certaines traditions ou légendes, de commentateurs tels que Nohl, et après lui Victor Wilder, il nous plaît de voir dans l’ode de Schiller, et surtout dans le finale de Beethoven, un hymne à la joie plutôt qu’à la liberté. Il se peut que Schiller, par crainte de la censure, ait écrit Freude, tandis qu’il avait pensé Freiheit ; mais c’est bien Freude, la joie, que chante Beethoven. La joie est supérieure à la liberté même, — j’entends à notre liberté humaine, — puisqu’elle doit lui survivre. La joie est notre fin dernière, car un jour, et pour jamais, nous ne serons plus libres, mais nous serons joyeux. Comprise ainsi, la pensée de Beethoven s’élève et s’agrandit encore ; son rêve, ou son espoir, ne s’arrête pas à la terre, et la société conçue par son génie n’est plus celle des vivans, mais des élus ; non plus celle du temps, mais celle de l’éternité.

De Beethoven jusqu’à nous — c’est jusqu’à Wagner que je veux dire — l’évolution de l’idée ou de l’idéal sociologique ne s’est pas interrompue. A l’aristocratique opéra d’Italie, l’Allemagne