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l’émancipation de l’amour et lui donnait une adhésion éclatante. Ce fut un petit événement. La critique s’éleva énergiquement, aux États-Unis comme en Angleterre, contre « l’indécence » et « l’immoralité » des nouvelles tendances, et crut devoir expliquer la tolérance dont elle avait fait preuve jusqu’alors. C’était par dédain. Aussi longtemps que « la désagréable question du lien du mariage et de sa permanence » était restée l’apanage de « romanciers inférieurs », on avait laissé ceux-ci « remuer leur boue[1] » sans leur faire l’honneur de s’en occuper ; de « pauvres cabotins » auxquels personne ne pensera plus dans une heure « ne peuvent pas faire un mal durable[2]. » Mais il n’est plus permis de fermer les yeux lorsqu’un écrivain de marque se met de la partie.

Le romancier qui avait suscité ces colères est l’un des premiers de l’Angleterre contemporaine. Il n’est plus jeune et a une repu-talion méritée. C’est Thomas Hardy.


II

Son livre a pour titre Jude l’obscur. La préface nous avertit qu’une partie des incidens ont été empruntés à la vie réelle. — Jude est un intellectuel que sa mauvaise étoile a fait naître dans une chaumière. Ses poches sont toujours bourrées de livres qu’il étudie en conduisant sa charrette, ou lorsqu’il a fini sa journée de maçon, et il ne désespère pas d’acquérir assez d’instruction pour entrer dans l’église anglicane et devenir évêque. La route des honneurs lui est fermée une première fois par l’union la plus inconsidérée avec une ancienne fille de bar, la plantureuse Arabelle, choisie par l’auteur pour personnifier l’esprit du passé et les antiques préjugés en faveur du mariage légal, avec son cortège de garanties et de restrictions. Arabelle envisage la question au seul point de vue à sa portée, celui de l’intérêt bien entendu, et il lui paraît hors de doute que la femme a tout avantage à enchaîner l’homme : elle y gagne la sécurité, et le diable n’y perd rien. Arabelle prêche dans ce sens une jeune enthousiaste, apôtre pratiquante des théories de Bebel et de miss Schreiner : « A votre place, je l’entortillerais pour me faire mener tout droit chez le pasteur. C’est bien plus commode pour les affaires d’argent. Et puis, supposons que vous vous chamailliez et qu’il vous flanque à la porte, vous demandez protection à la loi ; sans mariage, la loi ne fait rien pour vous, à moins qu’il ne vous ait fiché son couteau dans le corps ou fendu la tête avec le tisonnier. Et puis, supposons qu’il vous plante là, vous avez les meubles,

  1. Athenæum, 23 novembre 1895.
  2. The Nation (New-York), 6 février 1896.